« 2666 » de Roberto Bolaño, adaptation et mise en scène Julien Gosselin, aux Ateliers Berthier

Article de Marianne Guernet-Mouton

Odyssée théâtrale en plein désert

Créé à l’occasion du Festival d’Avignon en juillet dernier et actuellement présenté aux Ateliers Berthier, le nouveau spectacle du jeune metteur en scène Julien Gosselin, qui avait déjà sur les mêmes planches en 2014 mis en scène Les Particules élémentaires de Houellebecq, est un vrai défi théâtral : une adaptation de 2666. Roman fleuve de plus de 1300 pages composé de cinq parties inégales, il a été écrit par le chilien Roberto Bolaño, publié à titre posthume en 2004, le roman relate les assassinats de femmes commis par centaines depuis les années 90 à Santa Teresa au Mexique, une ville imaginaire existant pourtant bien réellement sous le nom de Ciudad Juárez. Ayant décomposé son spectacle long de plus de 11 heures, Julien Gosselin s’est magistralement plié aux cinq parties variables du roman, qui ont toutes en commun Santa Teresa et Benno von Archimboldi, un écrivain allemand que personne n’a jamais vu, mystérieusement parti pour le Mexique. Haletante, la création du metteur en scène nous captive par des sons, des mots et des images sans jamais nous perdre pour un grand moment de théâtre.

2666_simon_gosselin_1

© Simon Gosselin

Des visions de femmes mortes de Florita, jeune femme éplorée élucubrant sur une ville où on tue des fillettes alors qu’elle est en plein direct à la télévision, le spectacle nous plonge dès les premières secondes dans une atmosphère inquiétante. De là, « La partie des critiques » commence. Dans un espace simplement chargé de fauteuils en cuir dessinant des sous-espaces privés ou de sociabilité bien distincts, Norton, Pelletier, Espinoza et Morini prennent place avec comme sujet de discussion quasi obsessionnel : Benno Von Archimboldi. De colloque en colloque, de la maison d’Édition de l’écrivain nommé au prix Nobel, à Santa Teresa en passant par les appartements londoniens, parisiens et madrilènes de chacun, les universitaires se rencontrent, enquêtent, et s’étreignent dans une scénographie soignée qui se joue à souhait des temporalités et des spatialités. Constamment magnifié par une création sonore d’un style de musique à dominance techno, le jeu des acteurs se heurte et se prolonge sur l’imposant écran surmontant en permanence la scène qui nous rappelle ainsi l’usage de la vidéo d’Ivo van Hove, bien que les images créées, d’une esthétique époustouflante, soient bien la signature de Julien Gosselin. Dans chaque partie, on retrouve les mêmes procédés filmiques et sonores qui oppressent le public et le tiennent en haleine, public mis à l’épreuve par les heures passées dans cette ambiance, mais aussi éprouvé par la gravité des sujets évoqués sans détours sinon la réalité dans ce qu’elle a de plus cru.

Le génie de Bolaño résidait ainsi précisément dans cette capacité à confronter le réel et la fiction, comme si la fiction pouvait être la promesse d’échapper à une réalité qui nous fracasse tout en, paradoxalement, la mettant toujours plus à jour. Dès la seconde partie, celle d’Amalfitano, le décor se révèle extrêmement modulable étant constitué de deux boîtes vitrées ou voilées qui s’ouvrent, se referment, deviennent des appartements, une boîte de nuit où se joue toute la détresse des mexicains et la perdition des hommes, une maison, celle d’Amalfitano et de sa fille Rosa, pour laquelle il craint le pire au vue des meurtres incessants commis à Santa Teresa sur un profil type de victimes. Vient ensuite la partie de Fate, une des plus marquantes de cette création. Un jeune journaliste envoyé à Santa Teresa pour couvrir un combat de boxe débarque dans cette ville désertique qu’il voit corrompue. Peu à peu, l’évocation des meurtres émerge lentement, le journaliste se rapproche de locaux, il rencontre Rosa Amalfitano, et son amie Rosa Mendez qui nous livre un discours saisissant sur son expérience sexuelle avec un narcotrafiquant. Embrasser, étreindre, coucher avec un narcotrafiquant, c’est comme subir une tempête de sable dit-elle, c’est recevoir tellement d’air, celui du désert, qu’on étouffe. La prose de Bolaño est bien là, respectée, montrée dans ce qu’elle a de plus poignant, cette simple discussion de femmes se transforme en vaste métaphore cinglante des viols et des meurtres des fillettes dont les corps sont systématiquement retrouvés abandonnés dans le désert ou dans des terrains vagues sablonneux aux odeurs putrides. À Santa Teresa, les femmes, leurs corps décimés appartiennent à un désert voulu par les hommes. Tout annonce alors la Partie des Crimes, après que la partie de Fate a sombré sur la dernière image choquante d’une trainée de sang d’une autre victime. Impuissant depuis les gradins, le public comprend qu’au Mexique, tous sont mêlés aux assassinats devenus le secret du monde. Si dans le roman les Crimes s’étalent sur plus de 500 pages où chaque scène de crime et découverte de corps est décrite dans les détails et avec un vocabulaire médico-légal, la partie mise en scène par Julien Gosselin nous fait frôler l’insoutenable. Entre descriptions des pires viols et crimes imaginables projetés à l’écran en lettres blanches sur fond noir, et interrogatoires de suspects sur scène, nos sens sont mobilisés à outrance et les histoires qui s’imbriquent de plus en plus nous font sombrer dans l’horreur sans promesse d’en sortir sinon le fait de se raccrocher à une fiction qui d’ordinaire nous console, et n’en est finalement plus vraiment une. Dans un pays où les femmes sont vraisemblablement, comme les lois, faites pour être violées, où la corruption atteint les plus hauts responsables politiques et où les preuves disparaissent, que faire ? En désespoir de cause, on s’en remet à une Sœur qui a des visions, parce que les crimes ne sont jamais résolus et donnent lieu à toute forme de mythes, l’ensemble est marqué par une volonté manifeste d’assumer la part de fiction et de fantasmagorie de l’œuvre de Bolaño qui transpire l’homme à la dérive. Au Mexique, la violence du réel est à son paroxysme, on peut y être plus ou moins mort mais souvent, on est disparu, voilà comment c’est le Mexique.

2666_simon_gosselin_3

© Simon Gosselin

Le théâtre proposé par Gosselin parvient à restituer l’essentiel du roman tout en se voulant être une synthèse de tout ce que ces dernières années ont vu émerger sur scène. L’usage de la vidéo est maitrisé, la scénographie d’Hubert Colas rappelle des structures existant dans les spectacles de Castorf ou Van Hove, le jeune metteur en scène produit ce que le théâtre peut promettre de mieux aujourd’hui. Quand enfin vient l’ultime partie, celle qui ne résout rien mais connecte tout, celle d’Archimboldi, le spectateur est vissé à son siège. Encore plus que dans les autres parties, le théâtre s’internationalise, alors que l’espagnol et l’anglais venaient souvent prendre le dessus sur le français le temps de longs monologues ou de courts échanges, l’allemand s’impose cette fois-ci pour parler d’Archimboldi. Dans une ambiance sonore vibratoire poussée à son comble, le mystère tombe. Allemand de naissance, ayant connu la montée du nazisme et ayant comme neveu un tueur présumé de Santa Teresa, Archimboldi est la clé de lecture magistrale de ce roman-fleuve révélé par Julien Gosselin en un théâtre coup de poing, véritable tour de force à l’humanité qui n’a, finalement ici, plus rien d’humaine.

En tout état de cause, tout dans ce spectacle répond à ce que Roberto Bolaño pensait de la vie qui pour lui était pleine de choses énigmatiques, « de petits événements qui n’attendent que notre regard, pour se déchainer dans une série de faits qui, plus tard, vus en perspective, ne peuvent nous causer que frayeur et épouvante ».

 

 

2666

De Roberto Bolaño

Adaptation et mise en scène Julien Gosselin/Cie Si vous pouviez lécher mon cœur

avec Rémi Alexandre, Guillaume Bachelé, Adama Diop, Joseph Drouet, Denis Eyriey, Antoine Ferron, Noémie Gantier, Carine Goron, Alexandre Lecroc-Lecerf, Frédéric Leidgens, Caroline Mounier, Victoria Quesnel, Tiphaine Raffier

 

Du 10 septembre au 16 octobre

 

Odéon Théâtre de l’Europe/Ateliers Berthier

1 Rue André Suares

75017 Paris

http://www.theatre-odeon.eu/fr/