« Ivanov » d’Anton Tchekhov, mise en scène de Luc Bondy au Théâtre de l’Odéon

Article de Jeanne de Bascher

Malaise dans la société

Nouveau défi pour Luc Bondy, directeur du théâtre de l’Odéon, qui se lance dans l’adaptation du célèbre « Ivanov ». Pari réussi pour une pièce sombre et étonnamment moderne.

Ivanov n’est pas un personnage littéraire classique, comme peuvent l’être Hamlet, Tartuffe ou Othello. C’est un homme de trop comme disent les Russes. Un être cynique et désabusé, lassé et épuisé par la vie. On aime le détester et on déteste l’aimer. A 35 ans, il a perdu la fougue et l’espoir qui l’animaient autrefois. Aujourd’hui, il n’aime plus sa femme, son mariage bat de l’aile tout comme ses affaires, il s’ennuie en compagnie des autres et se lamente inconditionnellement sur son sort. Chaque spectateur peut paraphraser Flaubert et clamer « Ivanov, c’est moi ! » car sa personnalité et son mal de vivre sont symptomatiques de notre époque. « Aujourd’hui nous dirions qu’il souffre de burn out ou de dépression » précise Luc Bondy, en bon élève de Tchekhov le visionnaire, capable de décrypter en l’âme russe du XIXe siècle la condition humaine, quels que soient les âges et les époques.

visuel_ivanov _ thierry_depagne© Thierry Depagne

Époustouflante leçon de modernité donc, qui porte à réflexion. Ivanov symbolise l’anti-héros écrasé par la peur (de l’engagement) et la crise (de la trentaine). Conscient de la société dans laquelle il évolue, il se replie sur lui-même, rongé par la culpabilité, sans vraiment comprendre ce qui lui arrive. « Je ne me comprends pas moi-même » ne cesse-t-il de répéter. C’est par cet angle que Micha Lescot donne corps au personnage, appuyant la modernité du caractère. Sa gestuelle se veut hésitante et maladroite, ses bras ballants dépassent de sa veste trop courte. Son corps est las, il n’est jamais bien à sa place, se déteste en permanence. Le ton de l’acteur accentue l’ironie et l’esprit critique d’un Ivanov trop lucide pour croire encore en quelque chose. Merveilleuse interprétation qui redonne de l’élan comique à un drame, écrit une première fois en 1887 comme une comédie.

ivanov_Thierry_ depagne_2© Thierrey Depagne

Derrière ce portrait spleenétique (les premiers vers du « Recueillement » de Baudelaire sont d’ailleurs cités dans la pièce « Sois sage, ô ma Douleur, et tiens-toi plus tranquille »), Luc Bondy s’empare en bonne intelligence de l’autre grand thème de la pièce. Car Ivanov est avant tout une critique acerbe d’une Russie enfoncée dans la médiocrité et la méchanceté. Les habitants chassent l’ennui par l’alcool, les ragots et les blagues antisémites. Comment l’interpréter sur scène ? Par le rire, qui reste le meilleur des médium. De numéros comiques en pas de danse ridicules, les acteurs s’en donnent à cœur joie ! Ils interprètent magistralement des pique-assiettes nourris à la vodka et au vice. Les pas chorégraphiés et millimétrés donnent à ce ballet absurde un côté kafkaïen. Les décors, soignés mais classiques, participent à ce mouvement. La grande force de la pièce réside incontestablement dans la direction des acteurs, qui révèle toute la modernité et l’actualité du sujet.

ivanov_3_thierry_depagne© Thierrey Depagne

Luc Bondy offre donc un spectacle de qualité, servi par une brillante distribution. Une pièce que l’on appréciera surtout pour l’étrange écho qui résonne au spectateur d’aujourd’hui. Un drame satirique, une comédie humaine.

 

Ivanov
d’Anton Tchekhov
mise en scène de Luc Bondy
avec Micha Lescot, Marina Hands, Victoire Du Bois, Christiane Cohendy, Ariel Garcia Valdès, Laurent Grévill, Yves Jacques, Yannik Landrein, Roch Leibovici, Chantal Neuwirth, Dimitri Radochévitch, Fred Ulysse, Marie Vialle et Nicolas Peduzzi
version scénique Macha Zonina, Daniel Loayza, Luc Bondy
d’après la première version d’Anton Tchekhov et la traduction d’Antoine Vitez
décor Richard Peduzzi
costumes Moidele Bickel
lumières Bertrand Couderc
du 2 octobre 2015 au 1 novembre 2015

Théâtre de l’Odéon (théâtre de l’Europe)
Place de l’Odéon
75006 Paris
http://www.theatre-odeon.eu/fr