« Anna Karenina » mise en scène de Cerise Guy au Théâtre 14

Article de Sébastien Scherr

Eros et Thanatos au pays des Soviets

Anna Karénine est un roman de gare ! La gare de St Petersbourg où la mort fait sa première apparition avec cet inconnu qui passe sous un train, et où Anna rencontre Vronsky et l’amour fou. Dès le départ, la mort et la passion sont indissociables. Le personnage d’Anna est à la fois effrayé et fasciné par les deux. Puis la gare de la destination finale, où Anna se jettera à son tour sur les voies. Entre les deux, le train de la vie. Avec ses espoirs et ses déceptions, ses surprises et ses renoncements, ses folies et ses raisonnements rassurants.

anna_photo_lot_2© Photo Lot

La force de l’adaptation théâtrale d’Helen Edmundson est d’avoir donné autant d’importance au personnage de Lévine qu’à celui d’Anna. Constantin Lévine est un homme solide, sérieux, moral, travailleur. Dévoré par le scrupule, il est l’opposé exact d’Anna. C’est pourquoi il la juge si sévèrement en même temps qu’il l’admire, ou plutôt qu’il l’envie. Faite de petits tableaux successifs vifs et enlevés, la pièce fonctionne très bien, avec un rythme certain, au moins jusqu’au mariage de Lévine. La dernière partie a quelques longueurs, qui sont peut-être plus dues à la mise en scène un peu répétitive ou à quelques faiblesses de jeu plutôt qu’à l’écriture.
Le personnage le plus abouti, le plus incarné est sans doute celui de Kostia : Antoine Cholet y donne toute la passion de l’âme russe, dans une interprétation contrastée, intense et toujours juste. Sa rage de plaisir malsain lorsqu’il apprend que Kitty, la femme dont il est éperdument épris et qui l’a rejeté, souffre à en crever d’avoir été à son tour délaissée par le comte Vronsky est criante de vérité. A l’inverse, Emmanuel Dechartre ne parvient pas à donner à Karénine toute son épaisseur : il est sans cesse dans la rancœur et le dédain mais l’amour pour sa femme ne perce pas. Il ne semble pas la désirer. Or toute la force de ces personnages slaves tient dans le contraste : Anna passe en quelques secondes de la compassion au dégoût pour son ex-époux, Stiva de la contrition et du repentir au plaisir et à la légèreté, Dolly de l’humanité au dédain. Vronsky non plus n’est pas toujours convaincant : il apparaît noble et élégant au début de la pièce, mais à mesure qu’il passe de la passion à la lassitude, le comédien semble sortir quelque peu du personnage. Mathilde Hennekine, enfin, interprète une Anna à la fois douce et violente, en proie au doute sur son avenir et déterminée à vivre pleinement le présent.

anna_photo_lot_3© Photo Lot

Dans l’ensemble, le spectacle est très plaisant : grâce à cette mise en scène enlevée, et à la force d’une très bonne adaptation théâtrale, grâce encore aux costumes et aux lumières qui nous plongent dans l’univers d’un 19ème siècle russe décadent. Il est toujours périlleux d’adapter pour la scène un roman tellement connu, car chaque spectateur est rétif à accepter une vision des personnages et des situations différentes de celle qu’il s’était forgée à la lecture. Le défi est relevé brillamment par une troupe qui met l’énergie et la précision nécessaire à un théâtre de qualité qui ne demande qu’à mûrir.

 

 

Anna Karenina
De Helen Edmundson, d’après le roman de Tolstoï
Version française et Mise en scène Cerise Guy, assistée de Cyrille Denante
Avec Mathilde Hennekine, Antoine Cholet, Emmanuel Dechartre, François Pouron, Eloïse Auria, Stéphane Ronchewski, Isabelle Andreani, Sandrine L’Ara ou Cerise Guy, Laurent Letellier, et la voix de Francis Huster
Costumes Dominique Borg, assistée d’Evelyne Trompier
Lumières Elias Attig
Scénographie Nils Zakariasen
Dispositif Scénique Didier Warin
Musique, Son Patrice Peyrieras

Du 8 mars au 23 avril 2016

Théâtre 14
20, avenue Marc Sangnier
75014 Paris
www.theatre14.fr