Entretien avec Damien Gabriac : « Transmettre le goût de l’art, du théâtre, est primordial. »

Entretien réalisé par Ondine Simonot

On a notamment pu le voir jouer dans Henry VI et Richard III, mis en scène par Thomas Jolly. Mais Damien Gabriac a un domaine d’activité bien plus vaste : il est à la fois auteur, comédien et metteur en scène. Cet été, à Avignon, il présente, avec la Piccola Familia, un feuilleton théâtral en seize épisodes sur l’histoire du Festival : Le Ciel, la Nuit et la Pierre glorieuse, joué en parallèle des Chroniques du Festival d’Avignon, diffusées sur France 2 et France 5, dont il est l’auteur. C’est donc au cours d’une de ces matinées au Jardin Ceccano qu’il a bien voulu répondre, en toute sincérité, à nos diverses questions.

Ondine Bérenger : Comment en êtes-vous venu au théâtre ?

Damien Gabriac : J’y suis venu assez jeune en fait, et par hasard. J’ai commencé au collège, en cinquième, avec le professeur Olivier Royer qui proposait des ateliers gratuits. Tous mes copains s’y étaient inscrits pour foutre le bordel, et ils m’ont dit « allez viens, viens »… Moi je ne voulais pas, je pensais que c’était un truc pour les fillettes – on est très bête en cinquième – mais finalement j’y suis quand même allé, et je suis le seul à avoir continué d’année en année. Donc c’est un peu par hasard et pour suivre les copains que j’ai commencé.

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© Ondine Bérenger

O.B : Et pourquoi avoir continué ?

D.G : J’ai continué aussi un peu par hasard. J’avais dix-sept ans, je voulais faire une fac, comme tout le monde, en sortant du bac, une fac d’Histoire-Géo ou d’Economie. Mais je voulais aussi faire un petit conservatoire de préparation aux grandes écoles de théâtre, car je voulais quand même faire du théâtre. À Bordeaux, à Montpellier, ils ne prenaient les élèves qu’à partir de dix-huit ans ; la seule école qui prenait à partir de dix-sept ans, c’était le TNB, à Rennes. Donc j’ai essayé comme ça, un peu en blaguant, mon père m’a emmené à Rennes pour le concours… Je ne croyais absolument pas que j’avais réussi, je ne suis même pas allé voir les résultats. Il n’y avait que des gens qui faisaient des pompes et des vocalises là-bas, c’étaient déjà des dieux pour moi à l’époque. En plus, il y avait une grève de la Poste, donc je n’ai même pas su tout de suite que j’étais pris au second tour : je l’ai su quand la grève s’est terminée, deux semaines avant ce second tour. Et je l’ai eu. On n’était plus que soixante, sur mille à avoir tenté le concours, puis j’ai fait partie des quinze qui ont été pris. De fil en aiguille ça a continué, Stanislas Nordey m’a embauché dans un de ses spectacles, Cris, de Laurent Gaudé, j’avais le rôle principal, on jouait à théâtre ouvert à Paris au Théâtre de Lucien et Micheline Attoun, qui sont très engagés pour les écritures contemporaines. Ensuite, spectacle de sortie d’école, puis Incendies avec Nordey, puis Das System de Falk Richter ici, à Avignon en 2008, puis les Justes de Camus… J’ai travaillé aussi avec Roland Fichet, qui était intervenant à l’école, on voyageait en Afrique Centrale, Afrique de l’Ouest. Entre-temps, on a fait d’autres projets aussi, j’ai écrit de petites pièces, quelques montages de textes… Avec Thomas Jolly notamment, en 2007, j’avais écrit une pièce sur le coup de boule de Zinedine Zidane. Après, avec Thomas à partir de 2010, on a eu Henry VI, puis Richard III, et Thomas a aussi mis en scène un texte que j’ai écrit, Box Office.

O.B : Justement, vous êtes également auteur… D’où vous vient ce goût pour l’écriture ?

D.G : J’ai commencé tout seul, chez moi, à écrire des poèmes d’amour, vers la fin du lycée. Après, à l’école, j’ai raté tous les ateliers avec Roland Fichet (qui était l’intervenant pédagogue en écriture) parce que je travaillais avec Stanislas Nordey sur Cris. Mais j’ai fait le dernier stage de deux semaines avec lui, durant lequel j’ai écrit une pièce qui s’appelle Carton rouge, et qui n’est pas une pièce sur le foot mais sur l’exclusion dans les grandes entreprises. J’avais aussi été très marqué par la lecture de Manque, de Sarah Kane. Du coup, j’avais écrit une réponse à son personnage B, je crois que c’était ma première pièce. Ensuite, il y a eu le texte avec Thomas, puis j’ai écrit une pièce que j’ai mise en scène et jouée à Avignon en 2011, qui s’appelle Le Point de Godwin. C‘est ma pièce qui a le plus tourné, elle a fait une soixantaine de dates, je l’ai encore jouée cette année à Rennes. C’était une commande de Roland Fichet et de la Compagnie Folle Pensée, qui s’appelait « Portrait avec Paysage » : il fallait écrire le portrait de quelqu’un dans le paysage de St Brieuc.

Et là, avec Thomas on travaille sur un gros truc qui s’appelle les Tantalides, donc qui viendra plus tard ou pas, on verra. J’ai déjà écrit trois pièces, et il faut que j’en écrive une quatrième. C’est ce qui précède les Atrides, et qu’on retrouve dans Thyeste de Sénèque.

Et puis là, sur les chroniques, j’écris quelques bouts de scènes, les canevas généraux, je travaille notamment en binôme avec Manon. En fait, c’est plutôt de la dramaturgie, car il y a beaucoup de textes qui ne sont pas de nous et qu’il faut assembler.

O.B : Comment avez-vous organisé le travail autour de ces chroniques qui se jouent tous les jours au Jardin Ceccano ? Et combien de temps cela vous a-t-il pris d’élaborer les seize épisodes ?

D.G : La proposition date de décembre 2015, donc ça a été assez rapide. On avait le grand livre d’Antoine de Baecque et Emmanuelle Loyer à lire, on a commencé par là. Et puis, les gros livres comme ça renvoient toujours à d’autres références, donc on a pris Théâtre Public de Jean Vilar, les livres de Bernard Faivre d’Arcier, Paul Puaux, ça s’élargissait toujours de plus en plus. La préparation était assez douce au début, on réfléchissait à comment faire, quel dispositif utiliser, on savait qu’il n’y aurait pas Thomas aussi, donc on se demandait comment tout gérer pour ce travail collectif de la Piccola… Il s’est très vite décidé que c’était Alexandre Dain qui était le responsable logistique du travail, et Manon et moi les dramaturges de l’équipe. Après, ce qui est arrivé rapidement, c’est les chroniques vidéo qui passent actuellement sur France 2 et France 5, et là, j’ai dû écrire les 19 chroniques, donc j’ai dû passer par toutes les thématiques et j’ai travaillé comme un taré pour les résumer en deux minutes pour un grand public. Parce que sur France 2, on est suivi par trois millions de personnes, et il ne faut pas oublier que le théâtre concerne quinze pourcents de la population en France grand maximum, donc il fallait essayer d’ouvrir au maximum. J’ai fait un gros travail de préparation grâce à ces chroniques vidéo, car le tournage s’est fait avant les répétitions des épisodes du Jardin Ceccano. Ensuite, on a répété très rapidement.

Dans la Piccola, on fonctionne très souvent, au début des créations, avec des mini-spectacles pédagogiques sur une thématique. Par exemple pour Henry VI, c’était sur les mœurs au XVe siècle en Angleterre, ou la vie d’Elizabeth Iere, et il faut, en spectacle, raconter le plus de choses possible pour qu’à la fin, le spectateur soit érudit sur ces thématiques-là. Ici, c’est le même principe, il faut que ça soit très théâtral, il ne faut pas tricher et faire une émission de radio ou de télévision. Donc on a travaillé de cette façon : on s’est répartis en groupes de 3 ou 4 sur chacun des seize thèmes qu’on avait choisis auparavant, et au bout de deux jours et demi, on faisait un petit spectacle, ce qui permettait d’avoir un canevas à l’intérieur duquel il fallait intégrer des textes, qu’il fallait retravailler, chose qu’on fait tous les jours ici pour le spectacle du lendemain. Donc chaque spectacle a eu, en gros, trois jours de travail. C’est un projet qui est un peu casse-gueule, et qui parfois balbutie un peu, mais c’est joli, on est dans l’aveu du présent, du travail qui est en train de se construire au moment où on le fait.

O.B : Vous êtes également comédien et metteur en scène, qu’est-ce qui vous attire dans ces deux exercices ?

D.G : La même chose : le théâtre. Je ne saurais pas trop quoi répondre d’autre. Dans ces trois positions, il y a différentes choses, d’autres langages, et pourtant c’est toujours le même, qu’on soit acteur, metteur en scène, auteur… J’aime les trois. Aujourd’hui, je pense que je préférerais écrire. Etre acteur, aussi… En fait, cette question est tellement large que je pourrais écrire un roman dessus.

O.B : Vous intéressez-vous, professionnellement, à d’autres formes d’art ?

D.G : Je me suis toujours intéressé à d’autres formes d’art, je vais souvent voir des expos, j’adore le cinéma, parfois la télévision, les documentaires, les séries télé, j’adore lire des romans – je passe tout mon temps à lire des romans – ou des pièces de théâtre, mais j’aime moins ça. Il y a aussi les nouvelles technologies, les jeux vidéo, la BD, j’aime toucher à toutes les matières artistiques, la musique aussi… Mais ma manière de m’exprimer est plutôt au théâtre. C’est là que je ressens le plus ma nécessité. J’adore le cinéma, mais je ne verrais pas ma place en tant qu’auteur de scénario ou acteur de cinéma. Je suis assez dogmatique là-dessus : théâtre, théâtre.

O.B : Pour « Le Ciel, la Nuit et la Pierre glorieuse » vous avez organisé des ateliers d’écriture avec des enfants. Avez-vous un intérêt particulier pour le jeune public ?

D.G : J’ai toujours aimé faire des ateliers avec le jeune public. Ca renouvelle plein de choses, on découvre beaucoup, et ça permet en même temps de transmettre, ce qui est essentiel au théâtre. Transmettre le goût de l’art, du théâtre, c’est primordial. Là, l’atelier écriture, c’est la première fois que je le fais avec des enfants aussi jeunes. C’est quelque chose. Mais pour le moment, on est contents parce qu’ils écrivent tous, ce qui n’était pas gagné d’avance. On aurait pu se retrouver face à des murs, parce que ce n’est pas évident pour eux : l’écriture est très connectée à la dictée ou à l’exercice scolaire, du coup, là, on essaye de la détacher le plus possible de quelque chose d’obligatoire, de surveillé, ou de possiblement fautif. « Ils vont faire des erreurs » : non, non il n’y pas d’erreur, tout ce que tu inventes, à partir du moment où tu l’inventes, c’est génial. Il ne faut pas telle orthographe, ou telle structure de phrase, ou telle manière de penser, c’est libre, l’écriture est libre. Je pense que c’est chouette qu’ils entendent ça, qu’ils se disent que c’est un outil de liberté, et pas un outil pour réduire le champ des possibles. J’aurais bien aimé avoir des ateliers d’écriture quand j’étais enfant, parce que du coup, ça inhibe l’idée que l’écriture soir obligatoirement connectée à quelque chose de droit. Là, par exemple, il y en a un qui a écrit, au lieu de la « Cour d’Honneur », la « Cour d’Odeurs », sans le faire exprès. C’était drôle, il a fait de la poésie sans s’en rendre compte.

O.B : Y a-t-il un rôle que vous rêveriez de jouer ?

D.G : Pas particulièrement, non. Enfin comme tout le monde, les grands rôles de Shakespeare, oui, pourquoi pas. Des grands textes contemporains, aussi : j’aimerais jouer du Angélica Liddell, du Falk Richter, du Sarah Kane, ou du Müller, du Handke… J’aime les textes contemporains. Mais je n’ai pas ce truc où je me dis « ah, je veux jouer ça ! ». J’aime jouer une connerie qui fait trois lignes, et ça peut m’amuser autant qu’un grand texte. Mais avoir de grands, beaux textes, ça nous change aussi, donc c’est chouette, ce serait mentir de dire l’inverse. Mais je ne peux pas dire que j’ai envie de jouer spécialement ça ou ça.

O.B : En tant que spectateur, qu’est-ce que vous marque le plus dans une représentation ?

D.G : Les acteurs et les actrices. Je ne suis pas très scéno, décor, je m’en fiche, par contre j’aime bien… Selon la citation de Pasolini, « jeter son corps dans la lutte ». Quand je vois un acteur jeter son corps dans la lutte, j’aime. Même avec maladresse, j’aime voir les gens aller se brûler sur scène, c’est ça qui me plaît.

O.B : Y a-t-il quelque chose que vous n’aimez pas dans votre métier ou dans la manière dont il s’exerce aujourd’hui ?

D.G : Il y a beaucoup de choses. Le fait de ne pas avoir une vie stable, voyager tout le temps, ça peut être fatigant, monter une production, toutes ces difficultés-là.

Je suis quelqu’un qui défend énormément le théâtre contemporain, et ça me met souvent en colère de voir des programmations avec uniquement des textes classiques. Je n’oppose pas les deux, on a besoin des deux, mais à égalité, pas à quatre-vingt dix pourcents / dix pourcents. En plus, maintenant, les « financeurs » ne financent plus que lorsqu’on monte des classiques, c’est assez énervant. Et puis, il y a des calibrages de production. Les choses libres comme Le Ciel, la nuit et la pierre glorieuse ou Henry VI, ces vraies aventures de théâtre, sont de plus en plus rares. Souvent, on fait des spectacles calibrés pour faire une heure quarante-cinq comme un film, avec cinq ou six acteurs, un texte reconnu de l’Education Nationale pour que les professeurs emmènent leurs classes, et ça remplit les salles, et tout le monde est content. Pourtant, je suis sûr que les prises de risque peuvent amener du monde. Comme ici, les gens ne savent pas ce qu’ils vont voir le jour même où ils viennent le voir.

O.B : Et pour finir : pouvez-vous essayer de définir ou de qualifier en quelques mots le théâtre ?

D.G : Non, en quelques mots, non. Si c’est la question, je ne peux pas définir le théâtre en quelques mots ou adjectifs. Je pourrais répondre avec plein de mots et plein d’adjectifs… Il faudrait y passer des heures. Le théâtre, c’est du temps, voilà. Je pourrais dire quinze mille banalités : c’est joyeux, c’est les autres, c’est s’ouvrir au monde, mais on s’en fout, tout le monde raconte ça. Le théâtre a besoin de temps… et il en offre, aussi.

 

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