Entretien avec Sterenn Guirriec : « Nous n’avons pas à dire ce qu’il faut penser, nous avons à ouvrir, perpétuellement. »

Entretien réalisé par Ondine Bérenger

Au théâtre, on a pu voir Sterenn Guirriec jouer dans « Le Prince Travesti », « Trahisons », « Hamlet », « Noces de Sang », « Les Mystères de Paris », ou encore dans ses propres mises en scène du « Partage de Midi » ou de « Phèdre ». Cette année dans le OFF, elle met en scène William Mesguich dans une adaptation théâtrale des « Mémoires d’un fou », de Gustave Flaubert. Une occasion pour nous de poser quelques questions à cette comédienne et metteuse en scène, défenseuse des textes rigoureux, au cours d’un entretien en toute simplicité.

Ondine Bérenger : Comment en êtes-vous venue à faire du théâtre ?

Sterenn Guirriec : En rêvant, en essayant. J’avais quitté l’endroit où je vivais, j’arrivais à Paris avec des rêves, sans savoir que faire exactement. Puis, lisant, faisant de la peinture, je me suis dit « pourquoi pas de ce côté-ci ? ». J’ai commencé à prendre des cours et, tout à coup, c’était comme une évidence. Je me suis dit : « oui, ça semble être le bon côté de mon existence ». Ça regroupait beaucoup de choses : mes lectures, mon envie de peindre, de dépeindre également, car le théâtre, ce sont des êtres que l’on peint en soi-même… Je retrouvais l’adolescente qui avait rêvé.

Sterenn-ITW

© Ondine Bérenger

O.B : Vous avez mis en scène le Partage de Midi de Claudel, Phèdre de Racine et les Mémoires d’un fou de Flaubert, qu’est-ce qui vous a attirée dans ces textes ?

S.G : Pour le Partage de midi, ce qui m’a intéressée – je suis metteuse en scène et comédienne, l’un oriente l’autre, l’autre oriente l’un – c’est seulement, d’abord, que je mourais d’envie de jouer le rôle sublime d’Ysé. C’était au Conservatoire, j’étais encore élève en quatrième/cinquième année, j’avais la possibilité, dans le cadre de mes études, de faire ma première mise en scène et je trouvais que c’était là un bel au revoir à cette école. Je dirais donc : des envies de comédienne, des envies de mises en scène depuis des envies de comédienne, mais aussi un intérêt, une envie de célébrer des textes de grands auteurs. Ce sont effectivement des textes « lourds », comme le Partage de Midi de Claudel, ou Phèdre de Racine que j’ai montés, en respectant cette langue, en respectant ces textes – par envie de célébrer des lettres dans un monde où l’image prédomine. Je pense que le théâtre de « texte » peut imposer une certaine résistance aux modes et laisser-aller ambiants. Pour les Mémoires d’un fou, c’est autre chose : c’est William [Mesguich] qui a eu cette envie de comédien, il a eu envie de jouer ce texte. Et il a fait appel à moi pour le mettre en scène. Je ne cache pas que j’ai éprouvé un certain vertige quand il m’a fait cette proposition. Mémoires d’un fou est un texte chaotique, haché, hachuré, une suite de syncopes permanentes, on y passe inlassablement d’un sujet à un autre, on peut y lire au moins quatre rapports aux temps différents, quatre rapports au lecteur, aux souvenirs ; on interpelle le lecteur puis tout de suite après on se souvient d’une femme qu’on aimait, puis on a la vision de l’humanité tout entière et de ce vers quoi elle va… Enfin, il y a des degrés différents en permanence, il s’agissait de marcher dans les lumières éblouissantes de tout ça.

O.B : Comment s’est déroulé le travail autour des Mémoires ?

S.G : Je voulais vraiment relever le défi de faire, de ce texte, théâtre, c’est-à-dire de montrer un Gustave Flaubert non pas tel qu’on pourrait se l’imaginer, grand auteur crépusculaire, mais, plongeant dans ses 17 ans, de montrer l’aube de son écriture, cette écriture baudelairienne, rimbaldienne, même. Il s’agissait de retourner à la source de son art, dans ses souvenirs d’enfance, ses souvenirs amoureux, son envie d’écrire… En fait, il se sert de tous les prétextes du monde pour écrire, il a envie d’écrire, écrire comme une nécessité de vivre, vraiment. Alors, ça, cette pulsion irrépressible, comment est-ce qu’on la transpose sur scène ? Il faut que, tout d’un coup, jouer devienne une nécessité de jouer, et que tout soit prétexte, matière, à jouer. La scène comme un véritable bac à sable. Et le théâtre, pour ça, déploie des possibilités incroyables, que ce soit grâce au jeu de ce comédien merveilleux qu’est William, ou grâce aux lumières, aux sons, à tous les effets possibles pour se promener dans ce labyrinthe fait d’imaginaire. C’était là un vrai travail de lecture, notamment pour décrypter tous les rapports au temps différents, puis les traduire sur scène, jusqu’au présent le plus immédiat, jusqu’à briser le fameux « quatrième mur », et dire en face au spectateur « qui es-tu, toi ? Est-ce que tu es fou, est-ce que tu n’es pas fou ? ». Jusqu’à ébranler également, évidemment, notre perception du mot « fou ». Est-ce que c’est simplement le rapport qu’on a à notre regard sur la société ?  Qu’est-ce que c’est que cette folie, cette étiquette que l’on met sur des gens qui pensent autrement, qui invitent à penser autrement ? Ces questions, nous sommes là, nous, pour les poser ; le théâtre, oui, devrait être là pour ça : pour penser autrement, et ne pas se conformer à une conscience ou une bienséance que si souvent le petit écran impose. Ouvrir les cadres de la pensée par la voix, le corps, le regard, le geste, c’est une des fonctions du théâtre.

S’imaginer non pas comme une société où tout serait déjà joué, une société dans un cadre, qui croit tout ce qu’on voudrait qu’on croie. Nous sommes plus grands, parfois, que tout ce que nous croyons devoir répondre à tout ce que nous croyons qu’il nous est proposé.

O.B : Vous êtes à la fois comédienne et metteuse en scène. Qu’est-ce qui vous attire dans ces deux exercices ?

S.G : Dans l’un et l’autre, il y a : l’écriture. J’aime la jouer, et le travail, pour moi, de l’écriture est primordial. « Jouer l’écriture ? » Eh bien, tout simplement, si je dis, par exemple « je te déteste », pourquoi ne pas jouer aussi cette phrase autrement que telle qu’on l’imagine facilement, comme, pourquoi pas, une déclaration d’amour incroyable ? Il s’agit toujours, au théâtre, d’écrire un texte dans le texte. Quand on est metteur en scène, tous les matériaux du théâtre sont à notre disposition : la lumière, le son, la rencontre entre les deux à tel instant, la scène, les comédiens, tout cela projette une écriture. Et une écriture c’est mille poèmes différents. Quand on est comédien, c’est depuis un autre endroit, c’est à partir de soi, nous sommes notre propre lumière, nous jouons avec notre corps, notre voix… D’une certaine façon, les deux pratiques se rencontrent, sur des territoires différents, certes, mais qui sont complémentaires, en tout cas pour moi aujourd’hui.

O.B : Et en tant que spectatrice, qu’est-ce qui vous marque le plus dans une représentation ?

S.G : Ce qui me marque le plus… Décidément, je parle beaucoup d’écriture, mais c’est qu’elle n’est pas si courante. Savoir s’attacher à un détail, et ne pas sombrer dans une généralité, dans un à peu près, en se disant « allez, vogue la galère, ça suffira bien comme ça. » J’aime, quand on fait du théâtre, qu’on célèbre un détail. C’est, après tout, ce que fait l’écrivain Racine quand il écrit : Bérénice, par exemple, c’est tout entier un détail ; Bérénice, c’est un au revoir, rien d’autre, ça pourrait tenir en deux phrases, et c’est seulement le déploiement de ce simple au revoir qui donne une pièce sublime. Cet affût au détail, au texte, au tissu de l’écriture, ce désir de se dire « et là, si on plonge dans ce mot-là, si on fait tel geste inattendu sur tel mot, est-ce que ça peut avoir une autre résonance, voire un autre sens ? », … En fait, ce qui me « marque », c’est une certaine célébration de la pensée, quand on offre à lire au spectateur autre chose que ce qu’il pourrait attendre sans travail, oui, quand on lui offre à lire. Et, au-delà du texte, c’est une écriture scénique qui advient. C’est cette écriture scénique que j’aime. Décidément, j’aime quand on creuse l’écart du rêve, quand on s’éloigne de tout conformisme pseudo réaliste, quand on s’éloigne de la réalité, d’une réalité toujours déjà donnée. Je trouve que le naturalisme est à fuir. En tout cas, ce que j’aime, c’est rêver d’un autre monde dans notre monde même, c’est rêver de nous autres, autrement.

O.B : Vous intéressez-vous, professionnellement, à d’autres formes d’art ?

S.G : À toutes. Je m’intéresse au cinéma, bien sûr, j’y vais au moins toutes les semaines. Je m’intéresse au cirque, à la danse, au chant, à la musique, à la peinture, à l’écriture, c’est tout simplement un besoin. C’est être au monde, le voir sous différents angles grâce à ces artistes qui vont saisir, eux, autrement que moi cette envie d’être, cette envie d’aimer. La peinture, certaines images, certains tableaux, certaines lumières, peuvent inspirer certaines mises en scène, de même la danse, la musique… Ils m’ouvrent le monde.

O.B : Vous avez, jusqu’à présent, monté des textes perçus comme difficiles. Dans le futur, aimeriez-vous travailler sur des spectacles jeune public ?

S.G : Oui, j’aimerais. Les enfants sont un public à rêves incroyable. Ils sont toujours partants pour l’aventure. Devant eux, il suffit de dire « j’ai un verre à la main », et nous voilà d’accord, il y a un « vrai » verre imaginaire. Si je fais du théâtre – même si les spectacles que j’ai montés jusqu’à présent n’étaient pas explicitement destinés au jeune public –, c’est pour aller frapper à la porte de chaque enfance dans le public, pour lui dire « tu te souviens que tu as trois ans, tu es d’accord ? Tu crois que celui-ci s’appelle Thésée, celle-ci Aricie ? Mais pas du tout, c’est Philippe Maymat, c’est Marie Sambourg, qui jouent, comme toi. Et on ne meurt pas vraiment à la fin. » On vient au théâtre comme on vient à notre âme d’enfant, pour qu’elle se réveille, alors, forcément, de retrouver toutes ces âmes dès le départ me semble, non pas plus facile, parce que les enfants sont d’une exigence draconienne, mais en tout cas, plus « juste ». Chez eux, l’envie du départ pour l’aventure est déjà là, avec des étoiles dans les yeux. Il y a là moins d’a priori que dans le monde adulte, moins de pré-pensée. Donc j’aimerais, oui, un jour.

O.B : Y a-t-il quelque chose que vous reprocheriez à votre métier où à la manière dont il s’exerce aujourd’hui ?

S.G : Je lui reprocherais les compromis. Je pense que nous sommes à une époque dangereuse où il faut en faire le moins possible. J’essaie donc de mettre en scène des spectacles qui mettent en jeu de très grands textes, des textes exigeants, ce qui est parfois mal accepté, des spectacles où il y a parfois de nombreux comédiens, ce qui est économiquement difficile, et laisse d’autre part peu de chances d’être programmé… C’est qu’il y a des personnes, à la tête des institutions, qui pré-supposent que « ce n’est pas pour leur public » ; que pour leur public, il faut quelque chose de facile, d’efficace, quelques têtes d’affiche, un spectacle calibré à une heure, pas plus, plutôt rigolo etc… C’est là un danger effroyable, pour nous, bien sûr, mais pour chacun. Si nous venons à perdre cette porte vers les choses qui nous dépassent qu’est le théâtre … Claudel dit : ce n’est pas ce que vous allez comprendre qui est le plus important, c’est parfois ce que vous ne comprendrez pas, ce sera ça qui sera le plus beau. Nous n’avons pas à « tout » comprendre, à tout « saisir ». C’est ce qu’oublient certaines séries télévisées, certains films. Tout n’y est pas mauvais bien entendu, je ne veux pas caricaturer, mais la télé est un « art » différent. Eh bien, justement : célébrons cette différence, célébrons cette possibilité de nous tenir loin du naturalisme, de son imitation d’une seule réalité, célébrons la possibilité d’être ailleurs que chez les gentils ou les méchants, brisons toutes ces barrières-là. Donc oui, j’ai de la colère parfois… J’ai des amis, jeunes metteurs et metteuses en scène ou comédiens, qui vont déjà orienter leurs choix vers ce consensus ; oh je les comprends, ils ont aussi envie de « travailler », et ils savent qu’en jouant dans tel spectacle, ça fera rire, ce sera plus « vendeur ». J’aime l’humour, bien sûr, mais lui aussi est en train de changer : il y a de plus en plus de spectacles où l’on fait rire au détriment des autres, dans un certain non-amour. Il y a de grandes vigilances à avoir aujourd’hui. Et je dirais que parfois je tremble pour mon métier. Je suis heureuse d’avoir vu aussi, heureusement, quelques beaux spectacles à Avignon, j’en suis ravie, parce que j’ai eu assez peur ces derniers temps. Et rencontrer un public accueillant, passionné, critique et bienveillant à la fois, cela me rassure, aussi.

O.B : Pouvez-vous essayer de définir ou de qualifier le théâtre en quelques adjectifs, ou quelques mots ?

S.G : Essentiel, publique, véritablement service publique… pensée, écriture, lecture… L’enfance, également, bien entendu. Politique. Mais vigilance, vigilance par rapport à ce mot-là ! Par exemple, un spectacle qui pour moi était politique, c’était Du Cristal à la fumée mis en scène par Daniel Mesguich, au théâtre du Rond-Point. À aucun moment on entendait la voix de Hitler, on ne voyait pas de véritable croix gammée, alors qu’on entendait toute la soirée les mots prononcés le lendemain de la Nuit de Cristal par Goering, Himmler, etc.. Il y avait un refus d’adhérer à la chose : les comédiens n’avaient pas appris « par cœur » ces horreurs, ce n’étaient pas de vraies croix gammées, c’est un petit décalage. Mais ce petit décalage disait la non-adhésion, avec quelque chose d’absolument actuel. Ce tout petit écart, c’est le pas à faire du public, c’est essentiel. Nous ne produisons pas des slogans, nous n’avons pas à dire ce qu’il faut penser, nous avons à ouvrir, perpétuellement. Ouverture, écart, creuser, creuser…

O.B : Vigilance vis-à-vis du mot politique. Mais alors, le théâtre l’est-il, politique ?

S.G : Grande question. Ca dépend de comment on définit ce mot-là. Politique, quant à sa place dans la cité ? Oui, bien sûr. Parce qu’évidemment, il a une place là. Mais, encore une fois, « politique » dans quel sens ? La politique doit-elle inféoder un certain théâtre ? Parce que ça peut être ce qui se passe quand les subventions s’écroulent, quand un théâtre est menacé, quand il y a moins de budget pour créer, que les metteurs en scène ne sont pas encouragés… Quand il y a tout ça, est-ce qu’on doit se soumettre à ces conditions-là ? Plaire à tous prix aux « politiques », justement, ne plus penser, ne faire plus que des petits spectacles sympathiques, ne plus jouer Shakespeare, dont les pièces nécessitent au moins quinze personnes sur le plateau, ne plus jouer Claudel, dont les pièces durent généralement plus de deux heures, Racine, des vers, n’en parlons pas… Est-ce que c’est dans ce sens là ?

Ou bien est-ce que c’est au théâtre d’influer sur notre regard ? Pour moi, le théâtre est une mise en marche de vie, une ouverture et un surplomb de notre société, une ouverture des consciences.

Le théâtre est avant tout un art. Certains croient défendre le théâtre en rappelant qu’il est économiquement intéressant : c’est abominable. Tant mieux pour les gens qui peuvent vivre de ce métier, bien entendu, mais on devrait pouvoir réussir à en vivre même s’il n’était pas du tout « économiquement » intéressant. Eh bien, de la même façon, il ne faut pas dire qu’il est « politiquement » intéressant. L’art, le théâtre, est là en tant que tel, et en tant que tel, on a besoin de lui pour apprendre à voir le monde. S’il est politique, c’est dans ses effets, dans ses retombées, non dans quelque ligne qui lui préexisterait. C’est un livre ouvert, et je n’ai pas envie de lui coller une étiquette précise, déjà circonscrite par quelque chose qui viendrait d’ailleurs que de lui même. La « politique » qui court dans les veines du théâtre est encore plus grande que ce que l’on appelle « la politique ».

http://www.festival-avignon.com/fr/