« MACBETH UNDERWORLD » « Dans les limbes cauchemardesques du couple Macbeth »

Macbeth Underworld, mise en scène Thomas Jolly © Baus / La Monnaie de Munt

« Here may you see the tyrant ». C’est par ces mots brillant dans l’obscurité que nous sommes accueillis au Théâtre Royal de la Monnaie // de Munt, pour cette première création très attendue de la saison 19-20, fruit d’une collaboration entre le compositeur Pascal Dusapin, le librettiste Frédéric Boyer et le metteur en scène Thomas Jolly.

Dès le prologue, Hécate, déesse sorcière des ombres, annonce le parti pris : nous n’assisterons pas à l’histoire de Macbeth», mais à sa énième re-présentation, son ressassement continu depuis des siècles : « ils reviennent sur la scène encore […] quelque chose doit avoir lieu encore ». Le récit se pose donc comme un palimpseste, construisant sur les traces maintes fois suivies de l’oeuvre de Shakespeare une autre image : celle de fantômes emprisonnés dans leur propre histoire, condamnés à revivre à l’éternité leur crime, dans un inéluctable cauchemar convoqué et rythmé par les voix des trois Weird Sisters. Plus de corporalité, plus de réalité, plus de temporalité non plus : juste ce couple amoureux parmi les morts et les créatures surnaturelles, se débattant avec sa culpabilité, ses angoisses, ses souvenirs, ses ombres aux identités floues — une figure d’enfant, un spectre de roi…

Il est donc question ici d’un cycle ininterrompu, que met en exergue une scénographie mobile constituée de trois plateaux tournant sur un quatrième, également giratoire. La forêt et ses sorcières peuvent s’immiscer ou sortir, mais les Macbeth, eux, sont pris au piège de ce manège infernal imposant et ultra-réaliste, campant le décor d’une immense bâtisse gothique. C’est une sublime maison hantée, ou plutôt, un opéra abandonné qui, sans servante pour éclairer sa nuit, se serait laissé envahir par les fantômes des personnages ayant foulé ses planches ; des siècles d’Histoire qui se condensent et se revivent en continu – car après tout, « La vie [n’est qu’]une ombre qui passe, un pauvre comédien qui s’illusionne et se tourmente une heure sur la scène, et à la fin on ne l’entend plus », n’est-ce pas ? Cette esthétique sombre et pesante – tout de noir et blanc qu’envahit progressivement le rouge du meurtre – soulignée par les lumières froides en clair-obscur d’Antoine Travert, ciselée parfois de la radicalité des néons, joue d’inspirations fortement cinématographiques, avec quelques clins d’oeil très pop-culture… Il y a là quelque chose de la poésie de la Belle et la Bête de Cocteau, ou – on le dit souvent en parlant de style de Thomas Jolly, mais c’est un motif récurrent – de Murnau et Tim Burton, ce dernier semblant d’autant plus prégnant que certains personnages, comme ici le Portier, sont à la fois infernaux et déjantés, drôles et inquiétants. Dans cette mise en scène, chaque image a la beauté réglée et organisée d’une composition photographique qui pourrait se suffire à elle-même. Cela est d’autant plus frappant que, comme à son habitude, Thomas Jolly n’exploite que des artifices très proprement théâtraux pour créer tous les effets visuels, à l’instar de cet éclairage en contre-plongée sur des rideaux mouvants, qui fait naître l’immense brasier de la porte des Enfers semblant dévorer la maison maudite des Macbeth.

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Macbeth Underworld, mise en scène Thomas Jolly © Baus / La Monnaie de Munt

La musique, signée Pascal Dusapin et jouée sous la baguette d’Alain Altinoglu, impose cette ligne esthétique poétiquement horrifique : très évocatrice, elle rappelle tout à fait ces mélodies angoissantes et dissonantes qu’on peut entendre dans ses propres cauchemars. Allant d’un seul tenant d’un bout à l’autre du spectacle, elle joue de ruptures et d’extrêmes : entre stridence oppressante de cordes saccadées et joyeux folk écossais, grandiloquence de l’orgue et brutalité des percussions, parties vocales passant du chuchotement aux cris, entre mélodie et déclamation ; l’ensemble est saisissant, glaçant, incisif, et procure un sentiment de grâce extrême mêlé au malaise et à la crainte.

Avec une partition créée sur-mesure, Georg Nigl – que l’on a pu admirer cet été dans Jakob Lenz au Festival d’Aix-en-Provence – incarne ici un Macbeth profondément humain, sensible, hanté par la conscience de l’horreur de son crime mais en proie à des forces occultes qui le dépassent ; il ne paraît pas fou, n’est pas fou, est même au contraire profondément sensé mais victime de son immuable destin, et secoué pour toujours par la remembrance d’un traumatisme qui le prive d’apaisement. À ses côtés, Magdalena Kožená est une Lady Macbeth nuancée et profonde, à mille lieues du monstre d’ambition cruel que l’on voit parfois. Aimante et inquiète, forte, résolue mais tout aussi malheureuse victime que son époux, elle irradie d’une présence saisissante et sa voix semble lacérer l’espace autour d’elle, comme une vaine tentative de déchirer les ténèbres. Autour d’eux, pour enfermer ce couple tragique dans son éternel cauchemar, la figure de l’Enfant (celui des Macbeth ? Le fils Macduff ?), créée par Naomi Tapiola, apporte au spectacle une touche supplémentaire d’étrange, mais l’éclaire aussi d’un rayon de lumière un peu glauque par cette voix angélique et fragile, d’une pureté cristalline: elle est absolument bouleversante. À l’opposé, le solide et monumental Spectre — lui aussi à l’identité trouble, indistincte ou multiple: Banquo ? Duncan ? — interprété par la basse Kristinn Sigmundsson, nous entraîne avec une majesté impérieuse dans des profondeurs obscures. Prisonniers entre ces deux bornes du monde, les Macbeth sont à la merci des trois Weird Sisters (Ekaterina Lekhina, Lilly Jorstad et Christel Loetzsch), Parques terrifiantes et sensuelles qui tissent la toile d’araignée de la peur et des malédictions de leurs voix lointaines aux aigus glaçants. Enfin, grand hommage à Shakespeare pour l’humour dans le tragique, le ténor Graham Clark campe un très britannique Portier à la théâtralité exacerbée, dont le jeu haut-en-couleurs et drolatique teinté de bizarre détend quelque peu l’atmosphère et apaise brièvement l’épouvante.

C’est donc une très belle création que nous offre le trio Boyer-Dusapin-Jolly, servi par une distribution homogène dans son excellence. Cependant, une chose peut inquiéter : le livret, bien que tissé de multiples références externes en complément de la langue Shakespearienne, semble inabordable à qui ne connaîtrait pas Macbeth». En effet, ses personnages indistincts et sa structure de récit très peu narrative auront vite fait d’interroger et de porter à confusion les spectateurs les moins aguerris. Ce n’est pas une faute en soi, bien sûr, mais le choix est surprenant lorsqu’on sait l’importance, pour le metteur en scène, d’élargir les publics, et qu’on a pu voir de jeunes néophytes franchir joyeusement la porte de grandes maisons de théâtre et d’opéra pour suivre son travail. À ce sujet, Thomas Jolly nous déclarait, en [interview] : “Je pense qu’il faut vivre ce spectacle comme une sensation” — on ne peut qu’approuver, car au demeurant, l’oeuvre est très évocatrice au-delà même des mots. Cependant, ce livret n’en reste pas moins un concentré poétique, dont l’un des motifs récurrents, quasi-nihiliste, de l’effondrement d’un monde et de la perte de sens utilise son universalité intemporelle pour nous parler — presque malgré lui, par contingence — de nos propres angoisses.

“Here, may you see the tyrant”… Est-il vraiment question ici du tyran Macbeth, ou bien plutôt, peut-être, dans ce “spectacle de sensations”, de la tyrannie d’une épouvante sans repos ?

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Macbeth Underworld, mise en scène Thomas Jolly © Baus / La Monnaie de Munt


Informations pratiques

MACBETH UNDERWORLD – Première mondiale au Théâtre Royal de La Monnaie / De Munt

Auteur(s)
Pascal Dusapin sur un livret de Frédéric Boyer d’après Macbeth de William Shakespeare

Mise en scène
Thomas Jolly
Direction musicale
Alain Altinoglu

Avec
Lady Macbeth Magdalena Kožená, Sophie Marilley (22/09 & 3/10)
Macbeth Georg Nigl
Three Weird Sisters Ekaterina Lekhina, Lilly Jørstad, Christel Loetzsch
Ghost Kristinn Sigmundsson
The Porter Graham Clark
ArchiluthChristian Rivet
Child Elyne Maillard, Naomi Tapiola

Collaboration à la mise en scène Alexandre Dain
Dramaturgie Katja Krüger
Décors Bruno de Lavenère
Costumes Sylvette Dequest
Lumières Antoine Travert
Chefs des choeurs Martino Faggiani, Alberto Moro

Orchestre symphonique et Chœur de femmes de la Monnaie

Co-commande La Monnaie / De Munt, Opéra Comique
Production La Monnaie / De Munt, Opéra Comique, Opéra de Rouen Normandie
Avec le soutien du Fonds de Création Lyrique

Durée
1h45 environ (sans entracte)

Dates
Les 20, 22, 24, 26 et 29 septembre, les 1er, 3 et 5 octobre 2019 à La Monnaie / De Munt Bruxelles
Les 25, 27, 29 et 31 mars 2020 à l’Opéra Comique Paris

Adresse
Théâtre Royal de La Monnaie / De Munt
Rue Léopold 4
1000 Bruxelles

Informations complémentaires

Théâtre Royal de La Monnaie / De Munt à Bruxelles
www.lamonnaie.be

Opéra-Comique Paris
www.opera-comique.com

Cie La Piccola Familia
www.lapiccolafamilia.fr