« MANQUE »  La langue de Sarah Kane balayée dans un tapis de poussière 

Plusieurs voix semblent sourdre d’une tente, si ce n’est d’un magnéto ou d’une projection vidéo. Avec un véritable jeu sur la polyphonie, la Compagnie Les Effarés porte sur les planches la langue diffractée de Sarah Kane dans une pièce comme Manque. Le plateau se mue en paysage apocalyptique pour faire entendre les voix multiples du récit, qui semblent n’en former qu’une : celle de l’homme au bord du gouffre d’une humanité en lambeaux. La rencontre du dialecte arabe marocain avec le français donne à voir le côté intraduisible du texte de l’écrivaine et développe l’acuité auditive du spectateur, le sensibilisant moins au sens des mots qu’au son de la langue. Celle-ci devient matière, pétrie à travers des enregistrements, l’amplification sonore du microphone et les modulations vocales des interprètes. Parfois le texte est seulement projeté, c’est alors à notre mémoire de raviver les voix qui le portent. Bien que cet exercice ne soit pas inintéressant, l’absence de surtitrage presque systématique devient rapidement frustrante, le texte semble ne pas nous parvenir.

Tente, micro, lampe-frontale, néon et sol fibreux ; la scénographie de Marion Lécrivain ne laisse pas beaucoup de marge de manœuvre aux comédiens sur le plateau étriqué de la Loge. Ces derniers enchaînent des allers-retours mécaniques à l’intérieur et à l’extérieur de leur abri et s’enferment rapidement dans un jeu statique et des déplacements répétitifs. Ceci-dit, plateau n’est pas délimité, et les comédiens viennent à la rencontre du public aussi embourbé qu’eux dans cette ère de poussière. Pour seule musique, la pièce repose sur les interférences du micro, laissant émaner des acouphènes – une sorte de son fantasmé du silence – qui emplissent l’espace. La création lumière vespérale, semble nous porter au crépuscule du monde, est plaisante à observer. La vidéo, oscille entre portraits mouvants et séquences préenregistrées, et, si elle apporte de la perspective et se fait source de lumière, le recours à un théâtre documentaire ne trouve pas de réel écho au cours de la pièce. C’est d’ailleurs assez étonnant de voir surgir le visage de Marilyn Monroe à l’écran, raccourci assez galvaudé et superflu.

Perle Palombe se livre à une véritable performance vocale où elle répète en boucle, tel le magnétophone ouï plus tôt, sa réplique jusqu’à l’épuisement, dans une voix presque robotisée. Les comédiens, dans un jeu désincarné, semblent seulement se laisser traverser par différentes voix qui fourmillent le texte sans jamais se laisser habiter par celles-ci. Tels des passeurs de mots, ils alternent discours direct sur scène et différé sur l’image vidéo, et survolent les personnages relayés de bouche en bouche dans une adresse habilement floue. Bien que la scène finale où les comédiens, armés de pelles et de masques de chantier, débarrassent le plateau dans un nuage de poussière, revête un aspect poétique, c’est difficile de ne pas y voir une certaine complaisance dans un aspect performatif, qui, au-delà de son potentiel esthétique n’apporte rien de primordial à l’ensemble du spectacle.

Des éléments intéressants, notamment sur la mise en voix réfléchie du texte de l’autrice britannique, mais le dispositif vidéo et la scénographie pétrifiée nuisent à l’appréciation de la pièce, qui perd toute sa puissance.

 

Informations pratiques

Auteur(s)
Sarah Kane

Traduction : Zakaria Alilech

Mise en scène
Marion Lécrivain

Avec
Perle Palombe, Bellamine Abdelmalek, Samir Decazza, Zouheir Ait Benjeddi & la participation de Zakaria Alilech

Dates
Du 12 au 15 mars 2018

Durée
1h10

Adresse
La Loge
77 rue de Charonne
75011 Paris

Informations et dates de tournée
http://maisonjauneprod.com
http://www.lalogeparis.fr