« Onomatopée »,Tg STAN, De KOE, Dood Paard, Maatschappij Discordia au Théâtre de la Bastille

Article de Sébastien Scherr

Néodadaïsme néerlandisant

Rompre avec toutes les conventions du théâtre pour dramatiser la poésie dans un univers surréaliste ; déconstruire l’irréel ambiant pour retrouver une authenticité perdue ; réveiller le spectateur, supposément plongé dans la léthargie imposée par le monde néolibéral de la consommation, pour le ramener à la simplicité du vivant, à la sociabilité : c’est le pari ambitieux de ce collectif belgo-néerlandais qui nous charme et nous amuse avec sa pointe d’accent venue du Nord et son sourire doux-amer au goût de Picon bière.

onomatopees_2© Sanne Peper

Cinq pieds nickelés tout droit sortis d’une bande dessinée genre « Quick et Flupke », en tenues de garçon de café sales et abîmées, clope éteinte au bec, accueillent le public dans un bar sordide et le fait s’asseoir sur des chaises en bois inconfortables disposées sur la scène même. À mesure que celui-ci s’installe, eux aussi inconfortablement postés sur des tabourets bancals dans un déséquilibre permanent, ils se moquent des retardataires et d’eux-mêmes puis développent un jeu relevant du mime de cabaret ou de gags du cinéma muet, à mi-chemin entre Buster Keaton et les Monthy Python. Un cageot débordant de menthe fraîche et un service à thé composé de cinq minuscules tasses, jouet pour petite fille emprunté à « Alice aux pays des merveilles », viennent compléter ce tableau absurde.
S’ensuit une conversation décousue main, sur l’origine berbère d’un pain de sucre cassé au marteau par l’un des joyeux drilles, sur l’éventualité de sortir faire un tour, ou sur la fraîcheur de la menthe et autres sujets indispensables. Nos joyeux compères, bien que ne s’écoutant qu’à peine, chacun demeurant enfermé dans sa bulle, sont à l’aise et heureux de vivre, dans une franche camaraderie. Ils savourent et se délectent de cet inconfort qu’ils partagent joyeusement avec le public, et lui font bien savoir qu’en clowns équilibristes, ils peuvent se contenter de peu : leur amitié leur permet de traverser cette indigence avec légèreté. Tandis que dehors, un monde moderne où toute âme est desséchée, toute existence aseptisée, ne permet pas de jouir véritablement d’un confort individualiste. Ce discours syndicaliste est adressé par une banderole fièrement suspendue au-dessus d’eux qui déclare : « Le mouvement spontané a disparu de la sphère néolibérale que la société est (après tout) devenue ».

onomatopees_1© Sanne Peper

Décidée à rendre l’œil du spectateur à « l’état sauvage », cher au surréaliste André Breton – qui affirmait que la vision possède toujours une antériorité absolue sur le langage -, la mise en scène du collectif flamand est résolument dadaïste. « Onomatopée » est avant tout de la poésie pure, de l’hyper-spectacle, à la frontière du happening d’art contemporain et du théâtre. Car c’est bien du théâtre (après tout). Quel autre média pourrait permettre cette expression dense où le geste précède toujours la parole ? Un théâtre sans filtre, hors champ conventionnel, joué par cinq électrons libres. « On est là, on est ensemble, on passe un bon moment, entre nous. » L’esprit de camaraderie en préambule, la poésie s’installe dans les connivences et les non dits, en révolte contre les incommunications d’une parole trop verbeuse et vidée de sens, contre l’ennui d’un monde gagné par les discussions creuses sur l’origine des aliments ou l’importance du paraître. Où l’on (re)découvre que l’essentiel n’est pas dans les mots, mais dans leur forme et leur formulation. L’enfer est pavé de bonnes « intonations », et « hell » est dans « hello » !

onomatopees_3© Sanne Peper

Une scénographie audacieuse propose une inversion de l’espace entre public et acteurs, des murs en papier déchirés à la perceuse électrique, de gigantesques têtes d’animaux empaillés… Ce déploiement d’artifice est parfois un peu « too much ». Mais comme le dit l’un des personnages : « Trop ? Qu’est-ce que c’est, trop ? Ça n’existe pas vraiment, trop ? ». L’écriture pourra décevoir par sa pauvreté ou son dénuement. Ce n’est pas Pinter ou Ionesco. C’est toutefois le parti pris des auteurs de dire autrement que par le vocable seul. La pièce est tout de même là et ne peut laisser indifférent : reste un discours fort dénonçant une société moderne consumériste et violente où les âmes sont vidées de leur essence vitale par une addiction à l’instantané, qui paradoxalement prive de l’épaisseur du présent.
Mais c’est surtout le jeu d’acteurs qui donne à cette pièce toute sa dimension : de vrais clowns virtuoses qui rappellent Devos ou parfois Chaplin. Leur complicité, leur justesse, leur sincérité, leur mélancolie viennent nourrir chaque moment du spectacle pour en faire de vrais moments de poésie.

Onomatopée
De et avec Gillis Biesheuvel, Matthias de Koning, Damiaan De Schrijver, Willem de Wolf et Peter Van den Eede
Traduction en français, Martine Bom ; en anglais, Paul Evans ; en allemand, Christine Bais
Mise en scène collective Tg Stan, de Koe, Dood Paard et Maatschappij Discordia
Du 19 octobre au 6 novembre 2015

Théâtre de la Bastille
76, rue de la Roquette
75011 Paris
www.theatre-bastille.com