« JE VIENS DE LA NUIT OÙ L’ON SOUFFRE » 

Nous sommes en 2018 et certain-e-s pensent que les combats féministes n’ont plus lieu d’être, l’égalité femmes-homme leur semblant déjà acquise.

Avec Je viens de la nuit où l’on souffre, au Théâtre de la Loge du 6 au 15 mars, le collectif Les Apaches revient sur ce présupposé en montrant à quel point les femmes sont toujours les cibles de violences, qu’elles soient physiques, verbales, systémiques ou symboliques. Durant un peu plus d’une heure, ce sont donc des portraits de femmes, de combattantes ou de survivantes, qui nous sont délivrés au travers de plusieurs saynètes. Si le propos est grave, le jeu et le texte nous emportent, nous supportent et nous permet de garder la tête hors de l’eau tandis que l’on est amené-e à réaliser les dangers et embûches auxquels sont toujours confrontées les femmes, du fait de leur genre.

 

« Je croyais que nous étions en temps de paix »

 

A l’heure où cette critique est écrite, nous sommes le 8 mars, et contrairement à une croyance populaire bien ancrée, il ne s’agit pas de la « journée de la femme ». Car en réalité, le but de cette journée n’est pas de célébrer « la Femme », mythe réifié d’une féminité à affirmer et à déployer, qui par ailleurs se contenterait d’un bouquet de roses, ou d’un week-end en amoureux, où monsieur (parce que le couple idéal reste hétérosexuel) daignerait faire la vaisselle (vraiment, une déesse se contenterait de liquide vaisselle ?).

Ni satisfaites d’incarner l’éternel mythe féminin de douceur, de beauté et d’amour, ni contentées de voir les corvées partagées une fois dans l’année, des femmes luttent toujours. Pour ne plus être harcelées, que ce soit dans la rue, sur leur lieu de travail ou au sein de leur famille. Pour disposer réellement librement de leur corps et de leur espace mental. Ainsi, le 8 mars n’est pas la « journée de la femme », mais la journée internationale de lutte pour les droits des femmes. Avouez que ce n’est pas la même limonade.

Avec Je viens de la nuit où l’on souffre, le collectif Les Apaches rend hommage à ces combattantes qui ont permis l’accès des femmes à des droits fondamentaux, mais montre que bien qu’une certaine égalité soit inscrite dans le texte, elle est encore bien loin d’être effective dans les rapports sociaux, les interactions quotidiennes mais aussi les relations intimes.

 

« Quatre femmes de notre époque. Leurs destins, leurs paroles et leurs cris »

 

Une scène très proche du public dans la petite mais intimiste salle du théâtre de la Loge. Un décor minimaliste consistant simplement en quelques pans de palissade, pouvant représenter tout aussi bien les murs d’un bureau, la clôture d’un espace domestique, ou le matériau de barricades insurrectionnelles à venir.

Quatre talentueuses actrices qui joueront tour à tour des rôles de femmes, mais aussi d’hommes, perpétuant une tradition théâtrale du travestissement, tout en appuyant les théories féministes et queer à propos du genre comme un rôle que l’on joue, que l’on performe, et qui ne doit son existence et sa pérennité qu’à son inlassable répétition dans nos moindres gestes, paroles et manières d’être au monde. Le travestissement, notamment au théâtre, est un moyen de révéler cette artificialité et d’ouvrir les possibles d’autre chose.

Dans Je viens de la nuit où l’on souffre, Les Apaches nous proposent ainsi plusieurs saynètes au cours desquelles les rapports de domination sont clairement définis, et les violences systémiques dénoncées avec justesse.

Une jeune femme souhaitant se faire avorter se retrouve coincée entre ces fameux murs non seulement par deux médecins, des hommes, mais également par sa mère, qui vont tout faire pour l’empêcher d’aller au bout de sa décision : la jeune femme est pourtant déterminée, mais ces médecins sont après tout des « experts » qui ne veulent que « son bien » et n’ont de cesse de lui rappeler les divers dangers et complications auxquelles elle s’expose, insistant de manière particulièrement nauséabonde sur le développement en cours du foetus, qu’ils nomment « l’enfant » qui déjà grandit et se forme… « faites le bon choix » lui répètent-ils, tandis qu’ils le nient insidieusement. « Mais qu’est-ce que vous voulez dire », « qu’est-ce que vous voulez me faire faire » s’époumone-t-elle, « Lui m’aurait soutenu », répète-t-elle désespérée à sa mère qui elle aussi n’a de cesse de la faire culpabiliser en lui demandant ce qui se serait passé si elle-même avait avorté… ce personnage de la mère montre par ailleurs que les femmes elles aussi, à force d’avoir incorporé des normes et stéréotypes de genre et évolué dans des dynamiques de rapports femmes-hommes rigides, peuvent elles aussi être des agentes de la domination masculine, là où certains hommes, comme le compagnon de la jeune, peuvent être d’un plus grand support ; malgré le carcan des structures, rien n’est si binaire, ce qui rend la domination d’autant plus insidieuse.

On retrouve donc ici des déclarations auxquelles, chaque jour encore, des femmes sont confrontées, niant leur liberté de disposer comme elles l’entendent de leur corps et de leur vie. « Pensez à lui, pensez à la vie qu’il pourrait avoir », oubliant de fait qu’elle est libre de penser avant tout à elle, à sa vie, elle qui existe et vit déjà, mais dont l’existence semble finalement si peu compter.

Vive est la critique de cette « ère de l’expertise », où des individus prétendument détenteurs d’un savoir objectif tentent de vous gouverner alors même qu’ils n’ont aucune expérience de la singularité de votre situation. L’objectivité, la neutralité sont elles aussi des régimes dénoncés par les féministes comme des subjectivités de dominants servant à l’homogénéité et à l’effacement des réalités de groupes socialement dominés.

 

« Qu’est-ce que je t’ai dit ?
Qu’est-ce que je t’ai toujours dit ?
Qu’est-ce que j’ai essayé de te dire pendant toutes ces années ?
Qu’est-ce que j’ai essayé de te dire mais que tu n’as pas voulu entendre ?
Et maintenant, où es-tu ? »

 

Au cours d’une autre saynète, une femme est reçue par la direction de son entreprise qui lui refuse sa demande de renvoyer un employé l’ayant harcelée. C’est envers elle qu’un procès est intenté : « mais enfin, pensez au bien de l’entreprise, nos intérêts sont aussi les vôtres, oubliez ceux qui vous sont propres », ne manquant pas de lui rappeler qu’elle mettrait déjà à mal le bon fonctionnement du groupe avec ses quelques retards et demandes de congés dus au fait qu’elle élève seule son enfant… Là encore, les droits officiellement obtenus par les femmes passent à la trape dans le discours oppressif qui lui est asséné, la ramenant à son « destin biologique », à son statut de mère, comme si elle n’existait qu’à travers lui.

Et que dire de cette scène au cours de laquelle une femme et son avocate sont traitées avec le plus grand dédain par les juges auxquels elles ont à faire.. La cliente représente en fait sa fille de 11 ans, qui a été violée. Et tout au long de la confrontation verbale, la partie qui n’est même pas censée être adverse mais « objective » s’échine à ne pas employer ce terme, et semble se dissoudre lorsque la mère, elle, le leur jette à la figure, sidérée en constatant que pour eux « il ne s’agit pas de cela, il faut rester prudent jusqu’au verdict ». Car enfin, nulle trace de refus ou lutte… Une enfant de 11 ans. « Qui ne dit mot consent ». L’horreur de cette maxime est particulièrement palpable dans ce genre de situation.

Tout au long de la pièce, nombre de violences systémiques et symboliques auxquelles sont confrontées les femmes sont donc évoquées, et traitées avec justesse. Aucune complaisance envers celles et ceux qui les perpétuent, tout en montrant bien qu’il s’agit avant tout de dynamiques structurelles, et pas seulement individuelles. Le message est clair, il faut donc continuer de nous battre.

Le fait d’être au plus proche de l’espace théâtral, notre champ de vision délimité par ces pans de mur amovibles, se resserrant sur le fil de la parole, nous permet de saisir profondément la violence assénée et les problématiques soulevées, en même temps que les personnages pour qui le moment représenté et incarné semble constituer un électrochoc, développé poétiquement dans un court monologue suivant chaque saynète.

Un bémol cependant : si différentes formes de violence sont abordées, on peut regretter un manque de pluralité quant à la représentation des personnes confrontées à ce type de violences. En effet, les femmes représentées sont toutes blanches, cisgenres (se sentant conformes au genre qui leur a été assigné à la naissance), hétérosexuelles, valides… si l’on peut parler de communauté d’expérience entre les personnes perçues comme femmes, il est cependant crucial de reconnaître que cette expérience diffère énormément selon la classe sociale, la couleur de peau, l’orientation sexuelle… on n’est jamais « seulement » une femme, on peut être aussi lesbienne, racisée, précaire, trans*, vieille, et donc connaître d’autres formes d’oppression, on peut être un homme trans et ainsi avoir également une expérience du sexisme…

Certes la pièce est courte (1H05), et beaucoup de choses y sont déjà abordées. Mais au travers de plusieurs saynètes, il y avait certainement la place d’aborder d’autres vécus, montrant que les luttes féministes, dès lors qu’elles sont inclusives, dépassent le rapport au genre, qui de toute manière, comme tout rapport social, n’existe jamais seul.


La pièce demeure cependant juste, nécessaire, écrite, mise en scène et jouée avec brio.

 

« J’ai pleuré pour toi ma mère,
Je t’ai écoutée ma fille,
J’ai ri avec toi ma soeur »

Multiples.

 

Informations pratiques

Mise en scène
Création collective écrite & dirigée : Olivier Augrond

Avec
Marie Dompnier, Margot Faure, Julie Lesgages, Natalie Pivain & la voix d’Annie Mercier

Dates
Du 6 au 15 mars 2018

Durée
1h05

Adresse
La Loge
77 rue de Charonne
75011 Paris

Informations et dates de tournée
http://www.lalogeparis.fr