« Zvizdal [Chernobyl, so far so close] » de Berlin, conception de Bart Baele, Yves Degryse et Cathy Blisson, au CentQuatre

Article de Marianne Guernet-Mouton

Absence de l’autre, absence du monde

Tchernobyl : le mot nous irradie toujours, et le théâtre est une fois de plus un lieu de radiation mémorielle pour dire l’histoire, celle d’un événement, celle de ceux qui l’ont vécu. Le point de départ de chaque spectacle de Berlin, fondé en 2003, est une ville et ses habitants, cette fois-ci ils sont sortis des sentiers battus pour parler de tout un territoire grâce à la journaliste Cathy Blisson, qui a pensé le projet. En 2015, Tchernobyl était déjà un sujet bien présent au théâtre, notamment avec les mises en scène de Stéphanie Loïk qui ont marqué toute une saison théâtrale. Avec Berlin, Tchernobyl devient un projet documentaire qui a mis cinq ans à se réaliser, oscillant entre le film et le théâtre et qui toujours, nous percute.

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© [berlinberlin.be]

Dans un espace en bifrontal séparé par un double écran géant surplombant trois maquettes d’une maison et de ses champs à différentes saisons, Tchernobyl (re)prend vie. Pétro et Nadia sont « le vieux » et « la vieille » de Zvizdal, une ville désertée depuis la catastrophe car elle se situe en zone 1 des villes irradiées à obligatoirement évacuer. Depuis 25 ans, ce couple y résiste, ils sont très âgés, n’ont jamais vécu ailleurs, et pour eux Zvizdal c’est « leur nature », une herbe aussi verte qu’ailleurs, un lieu de cœur. Pendant cinq ans, le groupe Berlin a suivi la vie de Pétro et Nadia qui l’a considérée comme une famille, en leur interdisant malgré tout de filmer chez eux. D’où les maquettes de leur chez eux, inaccessible pour le documentaire, mais qui recréé, reprend vie car par un montage surprenant : la réalité du couple se retrouve comme filmée dans ces maquettes. Une illusion se crée alors entre leur monde, et celui de ces petits décors infiniment travaillés, on a l’impression que la maquette est une scène qui se mêle à la réalité, la vraie, que le décor et le paysage naturel se rencontrent et se mélangent jusqu’à nous perdre. Toujours filmés frontalement pendant des années dans des moments de leur vie quotidienne et de confessions bouleversantes, « les vieux », ainsi projetés sur écran géants sont comme devant nous, on a le sentiment que l’écran a disparu.

Pétro et Nadia se sont rencontrés très jeunes, elle était sa voisine, il avait servi dans l’armée pour Staline et depuis la disparition du communisme, c’est comme si tout avait disparu. Se dessine alors une histoire du manque, de l’absence, d’un monde déchu. Celui du communisme, d’abord, puis de l’abandon du monde depuis Tchernobyl, si loin et pourtant toujours si proche. Quand le monde s’est arrêté de tourner dans les zones irradiées et que la nature a repris le dessus, Nadia et Pétro ont décidé de résister, ils ont même toujours refusé de fuir avec leur fille et leurs amis du village, qu’ils ne revoient qu’une fois par an, pour la fête des morts, terrible expérience de l’absence. En lutte, ils vivent « et c’est tout ». Ils sont sans électricité, sans eau courante, ils s’aiment encore, ils ont un chien, un cheval, une vache et quelques poules. Dans le silence le plus total de ce lieu reclus du monde, on les suit dans les champs et dans ce quotidien qui les use sous nos yeux. On ne peut qu’être marqués par la tristesse infinie qui se lit dans le regard de Pétro, qui se demande toute la journée « que faire ? Quoi faire ? », rêvant de partir, mais qui est resté pour sa femme. Lorsqu’ils se demandent qui les enterrera, qui se souviendra d’eux, on succombe à cette tristesse et au désespoir de ce couple qui ne comprend pas le dépeuplement et croit encore voir des gens revenir s’installer puisque l’on respire encore, que l’eau se boit et que les pommes de terre poussent.

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© [berlinberlin.be]

Le jeu avec cette réalité fracassante ancrée dans ces maquettes disposées devant le public accentue leur isolement d’une manière presque insoutenable. Face à leurs malheurs, à leurs coups durs et cette histoire de l’absence, pendant cette heure passée à les observer respirer les dernières bouffées d’air de Zvizdal, de Tchernobyl, le public, lui, retient son souffle.

 

 

Zvizdal

De Berlin, Bart Baele, Yves Degryse et Cathy Blisson

Avec Nadia Pylypvina Lubenoc et Pétro Opanassovitch Lubenoc

 

Du 30 novembre au 17 décembre 2016

 

CentQuatre

5, rue Curial

75019 Paris

http://www.104.fr/