[Avignon IN] « Le Radeau de la Méduse », de Georg Kaiser, mise en scène Thomas Jolly au Gymnase du Lycée Saint Joseph

Article d’Ondine Bérenger

Un tableau clair-obscur de l’humanité

En 1940, un sous-marin allemand torpille un paquebot transportant des enfants vers le Canada pour les protéger de la guerre. Inspirée de ce fait réel, la pièce de Kaiser relate l’histoire de sept jours passés en mer par treize enfants rescapés du naufrage, sur un canot de fortune. Condamnant la barbarie des adultes, ils aspirent à créer une société idéale en partageant équitablement leurs ressources. Mais très vite, ce système se nécrose, entaché par les croyances, les luttes de pouvoir, l’éducation de ces enfants jouant à être adultes, recréant à leur insu les mécanismes qu’ils rejettent. Sombre image d’une humanité encline à la barbarie.

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© Christophe Raynaud de Lage

Dans ce huis-clos océanique, les treize comédiens sont enfermés dans une barque tournant dans la pénombre, perdue entre le ciel et la mer dont les limites sont indistinctes. L’immensité semble royaume d’une éternelle nuit où le brouillard se fait rempart contre les rayons du soleil, ne laissant filtrer que quelques lueurs qui sculptent le plateau avec une extrême précision. Seule l’arrivée de l’avion, à la lumière éblouissante comme celle d’un phare ou d’un soleil percera les ténèbres à la manière de la Mer orageuse de Blechen.

Les jeunes comédiens sont à la hauteur de cette scénographie à la fois sobre et splendide, en proposant un jeu quasi millimétré, où leurs voix, comme des cris chuchotés dans la pesante obscurité, portent une fausse naïveté enfantine qui douloureusement soutient la tragédie. Serrés dans le canot, ils forment une masse indéfinie d’où seuls se détachent les deux figures dominantes d’Allan (Rémi Fortin, touchant dans ce rôle d’unique juste) et Ann (glaçante Emma Liégeois régnant sur le canot), ainsi que le silencieux Petit Renard, enfant tout de rouge au milieu des couleurs froides.

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© Christophe Raynaud de Lage

Chaque seconde est un tableau, une toile de maître en mouvement, à l’image des Pêcheurs en mer de Turner où se mêleraient les clairs-obscurs de Rembrandt et des silhouettes de pantins tirés tout droit d’un film de Murnau. Le texte de Kaiser, malheureusement trop méconnu, est admirablement mis en valeur par le rythme parfait scandé par le mouvement permanent de la barque et la musique dramatique et inquiétante de Clément Mirguet. De plus, pour marquer davantage le passage du temps, les journées sont séparées par la tombée d’un rideau noir que le vent fait onduler comme la voile d’un immense bateau fantôme… Promesse fataliste d’une mort prochaine ?

Le propos ne manque pas de résonner avec violence, notamment aujourd’hui. Décortiquant les mécanismes inhérents aux sociétés adultes (lutte de pouvoir engendrant une hiérarchie et des rapports de forces, manipulation, exclusion, normalisation des individus, endoctrinement pour fédérer le groupe tout en légitimant les injustices…), il met en exergue une chute cruelle causée non pas par la religion, mais par l’instrumentalisation d’une croyance religieuse déformée par la peur, laquelle entraîne le fanatisme et les superstitions. Le tableau est d’autant plus cruel que les enfants sont ici de bonne foi : déjà conditionnée par les mœurs des adultes, leur pensée est arrêtée. La beauté de leur chant choral à certains points de tension du récit ne fait qu’appuyer la tristesse de cette considération… Aussi, si c’est la croix chrétienne qui se détache de l’obscurité dans cette représentation, ce n’est que pour invoquer la glorification des idoles comme origine de la déchéance d’un monde enclin, par nature, à la barbarie.

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© Christophe Raynaud de Lage

Ainsi, bien plus qu’un spectacle de sortie, ce Radeau de la Méduse promet aux jeunes artistes du groupe 42 de l’École du Théâtre National de Strasbourg une entrée remarquable dans le monde du théâtre, et achève de confirmer la position de Thomas Jolly dans le paysage théâtral actuel : celle d’un maître.

 

 

 

Le Radeau de la Méduse

de Georg Kaiser

Traduction Huguette et René Radrizzani

mise en scène Thomas Jolly

assisté de Mathilde Delahaye et Maëlle Dequiedt

avec le groupe 42 de l’Ecole Supérieure d’art dramatique du Théâtre National de Strasbourg : Youssouf Abi-Ayad, Eléonore Auzou-Connes, Clément Barthelet, Romain Darrieu, Rémi Fortin, Johanna Hess, Emma Liégeois, Thalia Otmanetelba, Romain Pageard, Maud Pourgeoise, Blanche Ripoche, Adrien Serre et en alternance Blaise Desailly et Gaspard Martin-Laprade

Scénographie Heidi Folliet, Cecilia Galli

Lumière Laurence Magnée, Sébastien Lemarchand

Musique Clément Mirguet

Son Auréliane Pazzaglia

Costumes, maquillage Oria Steenkiste

Accessoires Léa Gabdois-Lamer

Construction Lea Gabdois-Lamer, Marie Bonnemaison, Julie Roëls

Accompagnement artistique Thibaut Fack (scénographie), Clément Mirguet (son), et Antoine Travert (lumière)

 

 

Du 17 au 20 juillet 2016

 

 

Gymnase du Lycée Saint-Joseph

rue des Teinturiers
84000 Avignon (intra-muros)

http://www.festival-avignon.com/fr/