« CE QUI NOUS RESTE DE CIEL » La beauté sourde du mystère

Ce qui nous reste de ciel de Kevin Keiss, pièce publiée aux éditions Actes Sud-Papiers, s’interroge sur nos croyances les plus intimes. Qu’est-ce qui nous fait croire, et persévérer dans cette croyance, envers et contre tous ? Un texte dont la grande force poétique n’a d’égal que la puissance d’évocation. Puissance d’évocation qui se dévoile petit à petit, par un habile art de la suggestion.

Louis est une personne spéciale. Il voit des choses qu’autrui ne voit pas. Il a découvert l’équation du monde. Et il en a recouvert les murs de sa chambre. Après une ellipse temporelle, on comprend qu’il est à l’hôpital. On ne sait pas ce qui s’est passé mais les faits sont assez préoccupants pour que les médecins aient décidé de l’interner pour une durée indéterminée. Personne ne comprend le comportement de Louis, inquiétant. Ses proches en première position. Mais ils l’aiment, malgré tout. Car, on le verra plus loin, dans ce texte il est beaucoup question d’amour.

Sarah aussi écrit de troublantes équations, ce qui lui attire également des ennuis. Elle habite une autre ville. Sans doute un autre pays, puisqu’on apprend qu’il y fait très chaud et qu’une dictature militaire vient d’arriver au pouvoir. Une dictature qui défend d’écouter certaines musiques et de regarder certains feuilletons télévisés. Cela fait gronder le grand-père de Sarah, personnage bigarré au verbe haut, qui porte en lui la révolte de l’homme qu’on devine s’être jadis battu pour sa liberté. Le père de Sarah a peur, il veut détruire tous ses disques.

Sarah et Louis, qui ne se sont jamais rencontrés, sont réunis par un lien inexplicable, magique, s’apparaissant l’un à l’autre et conversant par télépathie.

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Le texte de Kevin Keiss se place sous le signe du mystère. Très peu de données concernant le lieu et l’époque dans lesquels l’histoire se déroule, des ellipses, une certaine indéfinition des personnages qui n’ont pas toujours de nom, pas toujours d’âge, dont les histoires existent mais en creux, reconstituables à partir d’informations qu’il faut interpréter… Sans compter des tirades et des scènes déployant des images frappantes mais dont le sens ne se révèle pas immédiatement au lecteur. Cette dimension énigmatique décuple la poésie du texte, qui regorge en effet d’évocations mystérieuses à l’imaginaire riche et au charme immense.

Pour faire surgir le sens – en tout cas un sens possible – il faut avoir recours à une sorte d’exégèse. Relever les indices semés à travers la pièce et qui, rassemblés, confrontés, génèrent des significations venant éclairer l’énigme de l’ensemble. L’exemple que l’on pourrait donner est celui des titres des scènes, titres obscurs qui en réalité servent à mettre en lumière un élément du texte, ouvrent des possibilités d’interprétation et aiguillent la recherche du lecteur.

On ne parle pas d’exégèse au hasard. Ce qui nous reste de ciel est une pièce sur la foi. Pas forcément la foi religieuse. Il s’agit ici de toutes les fois, toutes les croyances, avec leur part de doute, de solitude, de vertige, mais aussi avec ce qu’elles ont de viscéral, de sublime. Et d’inexplicable. La foi de Louis en ses visions, mais aussi la foi du grand-père de Sarah en son idéal de liberté, la foi des membres de la famille en la seule chose qui leur reste dans les situations difficiles auxquelles elles sont respectivement confrontées : l’amour, la force des liens familiaux. Une écriture de l’énigme pour dire l’incompréhensible, l’insaisissable, le mystère de ces choses trop grandes, trop complexes pour l’Homme, mais qui sont synonymes de transcendance.

Ce qui est magnifique dans ce texte, c’est le choix du motif qui symbolise ce mystère : la musique. Les disques qu’il faut faire disparaître sous peine d’être arrêté par la police des mœurs, les citations de compositeurs et de morceaux, la figure du grand-père qui se révèle avoir été violoniste… Le motif de la musique, omniprésent et protéiforme, irrigue tout le texte. Et peu à peu, une évocation faisant écho à la précédente, ce motif prend de la profondeur, se complexifie, et se pare d’une aura métaphysique et sublime. On pense notamment au moment où Louis évoque le souvenir d’une messe de Noël où la mélodie d’un Magnificat de Bach lui rappelle les chiffres oubliés de son équation, Magnificat qui, à une autre époque, provoqua la conversion de Paul Claudel. La musique, c’est un peu l’écho poétique de l’équation trouvée par Louis, formule magique qui permet de voir un sens – et de la beauté – à ce monde qui ne tourne pas toujours très rond.

Au fond, ce que le texte suggère, c’est d’une part que dans une société absurde où pèse la menace de la barbarie et de la privation de liberté, où la norme se fait de plus en plus pesante, on ne peut être sauvé que par des choses qui nous dépassent. La beauté, ce n’est pas comprendre. La beauté, c’est l’inexplicable, le surgissement du mystère, comme la foi, comme l’amour.

Informations pratiques

Auteur(s)
Kevin Keiss

Prix
12 euros

Actes Sud-Papiers
www.actes-sud.fr