« Quand le diable s’en mêle » d’après trois pièces de Georges Feydeau, « Léonie est en avance », « Feu la mère de madame », « On purge bébé » Adaptation et mise en scène de Didier Bezace au Théâtre de l’Aquarium

Article de Céline Coturel

Le diable derrière la porte

Comment interpréter Feydeau sans trahir l’esprit critique de l’homme bourgeois, fin observateur des rapports sociaux et conjugaux, génial inventeur du vaudeville ? Le risque est de tomber dans le potache, de rester en surface ou au contraire, de trop intellectualiser en oubliant d’être drôle. Didier Bezace et sa compagnie de « l’entêtement amoureux » semblent avoir atteint leur cible. D’abord sur le fil avec une première partie à tâtonnement, ils relèvent le défi en emportant sur leur passage l’écoute, les rires et les applaudissements. Et c’est être ambitieux que de réunir sous le même toit Léonie est en avance, Feu la mère de madame et On purge bébé.

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© Nathalie Hervieux

Feydeau aime célébrer la vie de la manière la plus cruelle. Dans les foyers, le couple a une fâcheuse tendance aux disputes. Face aux devoirs d’une société conservatrice (celle du début du vingtième siècle), les rapports de forces deviennent redoutables. Tyrannie, hypocrisie, ambition frauduleuse… L’auteur malmène le petit bourgeois pour le confronter à ses peurs les plus secrètes, sortir des rangs. Pourtant, dans sa médiocrité, il suscite un peu de tendresse… C’est sans doute pour cette raison que Didier Bezace crée le personnage du Malin chez Feydeau. Pour excuser le genre humain. Littéralement, il incarne la malchance qui frappe à la porte. D’abord en sage-femme dans Léonie est en avance, puis en majordome dans Feu la mère de madame, il est l’enfant désobéissant d’On purge bébé, qui entre dans le bureau de son papa et malmène un client important. L’acteur Philippe Bérodot, qui revêt tour à tour ces personnages, a des caractéristiques qui ne trompent pas : deux ex-croissances au sommet de son crâne et des oreilles en pointe. Il est le diable en personne, le personnage titre venu ensorceler les rôles secondaires. Sa mauvaise influence perturbe les agissements des couples protagonistes, et minimise ainsi, à nos yeux, leur culpabilité. Lui qui ouvrait la pièce en poussant une porte, la quitte dans un grand éclat de rire. Et il se déplace ainsi, d’un foyer à l’autre, naviguant entre les récits d’existences insatisfaites.

Après une première partie sans grande inventivité (déplacements à répétition, exclamations poussives, une sage-femme à tendance sado-masochiste), on est vite emballé par les suivantes, qui prennent le temps d’exposer les situations et de créer une évolution entre les personnages. Le grotesque fait place à la nuance, et les acteurs, radieux, révèlent tout leur talent. Les effets de mise en scène participent de beaucoup à la mise en valeur du jeu. L’espace immense, profond, est constamment traversé par des personnages au pas de course ou à bicyclette. Une estrade en bois pivotante, domine le plateau et sert tour à tour de sol pour faire marcher Léonie, de table à déjeuner pour Toudoux, de bureau à tiroirs pour les affaires de Follavoine, ou surtout, de lit pour Yvonne et Lucien. Un drôle de lit dont la couverture de bois ressemble étrangement à un cercueil, et qui fait « clac » quand on le rabat de colère.

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© Nathalie Hervieux

Côté personnages, on sait d’entrée de jeu à qui on va avoir à faire. Les costumes, le ton, la gestuelle, ainsi que les faux accents sont de fins indicateurs. On reconnaît la France du début du vingtième siècle avec beaucoup d’amusement, tombée dans des incarnations stéréotypées rafraîchissantes. Le père empressé de Léonie, interprété par Thierry Gibault, fait irruption, le costume gris, le cheveu hirsute, l’œil (il ne lui en reste plus qu’un) mobile. On sent qu’il passe sa vie au jeu et son débit de parole est aussi rapide que la manière dont il bat les cartes. Le même acteur se métamorphose un peu plus tard en homme d’affaires étriqué d’On purge bébé. Plus contenu et présentable, il jure avec sa femme (Clotilde Mollet), qui entre en robe de chambre, son pot de chambre à la main et des bigoudis sur la tête. C’est un réel plaisir de reconnaître les acteurs d’un rôle à l’autre, tant leur apparence se fait caméléon. Les domestiques, interprétés par Océane Mozas, Lisa Schuster et l’hilarant Luc Tremblais dans le rôle de Rose, sont aussi incroyablement dépeints. La satire sociale ne serait rien sans eux. Et Philippe Bérodot cesse ses mimiques disgracieuses du début pour devenir plus enjôleur et savamment casse-pied. Il semble s’inspirer de l’inoubliable Méphistophélès dans Faust de F. W. Murnau (1926), interprété par l’acteur du muet allemand, Emile Jannings. Son malin plaisir évident à éconduire les âmes perdues parait lui être emprunté à souhait. Une comparaison qui n’a pas d’égale.

 

 

 

Quand le diable s’en mêle

d’après Georges Feydeau

adaptation et mise en scène de Didier Bezace

collaboratrice artistique, son et accessoires Dyssia Loubatière

chorégraphie Cécile Bon

scénographie Jean Haas et Didier Bezace

lumière Dominique Fortin

costumes Cidalia da Costa

maquillage et coiffure Cécile Kretschmar

Avec Philippe Bérodot, Thierry Gibault, Jean-Claude Bolle-reddat, Clotilde Mollet, Océane Mozas, Lisa Schuster et Luc Tremblais

 

Du 9 septembre au 1er octobre 2016

 

Théâtre de l’Aquarium

La Cartoucherie

route du champs de manœuvre

Paris 75012

www.theatredelaquarium.com