Entretien avec Jérémie le Louët : « Je veux qu’on joue comme dans un bateau en flammes. »

Entretien réalisé par Ondine Bérenger

En 2002, Jérémie le Louët fonde la Compagnie des Dramaticules. Questionnement des notions de jeu et de représentation, refus des codes et des normes académiques et hommage satirique aux figures traditionnelles caractérisent son foisonnant travail de création. Après avoir joué Don Quichotte au château de Grignan cet été, c’est finalement avant une représentation de cette même pièce au Théâtre 13 qu’il a bien voulu nous recevoir, au cours d’un entretien en toute sincérité.

 

Ondine Bérenger : Comment en êtes-vous venu à faire du théâtre ?

Jérémie le Louët : Plutôt par hasard. Ce n’était pas un rêve d’enfant, ni rien de ce genre-là. En fait, j’aimais passionnément le sport, mais vers l’âge de dix-sept ou dix-huit ans, le haut niveau est une chose sur laquelle j’ai fait table rase. Du coup, je me suis orienté vers la pédagogie du sport, mais étant en échec en STAPS et étant par ailleurs très cinéphile, je me suis inscrit dans une école de théâtre pour gagner du temps. Ce sont les rencontres d’élèves, de professeurs et d’auteurs qui m’ont tout à coup fait prendre conscience que j’avais un rôle à jouer là-dedans. Mais avant cela, je ne suis jamais allé au théâtre de mon propre chef : j’y étais emmené avec ma classe comme n’importe quel élève. J’ai commencé à aller au théâtre par curiosité à partir de vingt ou vingt-un ans. J’y suis allé, à un moment donné, pour voir comment faisaient les pros. Quand j’avais des difficultés, je voulais voir comment ils faisaient, eux, pour trouver des solutions à ces difficultés… et souvent j’avais l’impression qu’ils ne les cherchaient pas.

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© DR

O.B : Vous êtes à la fois comédien et metteur en scène, qu’est-ce qui vous attire dans ces deux exercices ?

J.l.L : Je n’arrive pas, moi, à les séparer. C’est relativement récent, cette répartition des rôles. Chez les artistes que j’aime, il n’y a pas eu de distinction. Fellini a fait l’acteur dans certains de ses films, de même que Chaplin, Orson Welles… C’est banal dans l’histoire du cinéma, et encore plus dans celle du théâtre: Shakespeare, Molière, Jouvet, Barrault… La séparation est récente. C’est une évidence pour moi de faire les deux. Il y a de très grands metteurs en scène qui ne sont pas acteurs, mais en tout cas moi, je n’en suis pas capable. Il y a un caractère physique dans le théâtre, en tout cas dans celui que je défends, donc ça passe forcément par une vibration, une émotion physique que je dois traduire en pensée, en idée… Mais avant de la transformer, la chose doit d’abord être ressentie. En tout cas, c’est comme ça que je fonctionne.

O.B : Dans Don Quichotte, et c’était déjà le cas dans vos précédents spectacles, vous interprétez le rôle principal en plus de signer la mise en scène. Comment, techniquement, parvenez-vous à gérer ces rôles simultanément ?

J.l.L : Je me connais bien en tant qu’acteur. Et puis, on travaille ensemble depuis très longtemps avec la compagnie. On n’en est plus au stade où chacun se cherche en tant qu’acteur. On se connaît bien, on continue de se chercher des noises sur les endroits où l’on peut progresser, ce qui est très sain, et il y a une confiance qui est née avec le temps, avec les spectacles, les épreuves ou les exaltations qu’on a traversées. Bien sûr, ce fonctionnement pose tout de même des problèmes. Ce ne sont pas les mêmes problèmes que quand le metteur en scène n’est pas sur scène, mais il y en a d’autres. Dans Don Quichotte et Ubu Roi, ce ne sont pas du tout des problèmes de jeu, contrairement à ce que l’on pourrait penser. Je peux être à la fois dedans et dehors, les acteurs ont l’habitude et moi aussi, donc on est très à l’aise avec ça. En réalité, le plus complexe, pour ces spectacles qui sont, d’une certaine manière, très décloisonnés, c’est la question de la structure. Par moments, on sait qu’on va jouer des scènes qui ne sont pas encore vraiment écrites. C’est très compliqué d’être à la fois dedans et dehors dans ces moments-là. C’est compliqué d’avoir un regard très lucide sur cet apparent chaos, qui doit devenir un ordre extrême. C’est beaucoup de strates, beaucoup de ruptures, de changements de manière de jouer, d’incorporer ou non le spectateur… Toutes ces strates-là sont effectivement assez savantes à faire coexister, et par moments, le recul et la lucidité sont difficiles à avoir pour le metteur en scène qui porte un regard sur les acteurs. Dans ce travail, il n’y a rien d’aléatoire ou d’arbitraire, bien que par moments cela puisse paraître comme tel. En réalité, créer ce chaos est une architecture.

O.B : Dans la pièce, votre rôle est à la fois celui de Don Quichotte et de vous-même en tant que metteur en scène, il n’y a pas de frontière entre les deux. Alors, est-ce l’artiste qui alimente le personnage, ou bien le personnage qui nourrit l’artiste ?

J.l.L : D’abord, forcément, ce sont les individus qui font le spectacle au départ. Donc il faut d’abord que les acteurs trouvent un écho en eux-mêmes pour défendre la chose dans toute sa nécessité. Cela passe forcément par les personnes que nous sommes. Après, oui, il y a la question de savoir à quoi sert de faire ce spectacle-là… Pour moi, ce n’est pas tant un spectacle sur le théâtre lui-même – même si ce thème est également questionné – que sur la question de savoir quel sens ça a, tout à coup, de se donner du mal et de se lancer dans une entreprise collective dans laquelle on va s’engager totalement. Notre Don Quichotte, c’est un peu ça. Dans toute entreprise collective, il y a cette dimension-là. A quoi ça sert ? Et c’est vraiment très compliqué quand, tout à coup, on a l’impression que ça ne sert à rien. A quoi bon ? Tout le monde connaît des moments comme ça. Alors en ce qui concerne Don Quichotte, qui parle de la confusion entre réel et imaginaire, on a besoin d’une distanciation. L’imaginaire, c’est la fiction de Cervantès, et le réel, ce sont les gens qui travaillent à construire cette fiction. On est obligés, dès le départ, de se confronter à la question de l’artisanat théâtral, parce que tout simplement, les spectateurs ont en face d’eux des acteurs. On ne peut pas l’oublier, et ce n’est pas nouveau, c’est une vieille histoire : c’est la même chose quand Shakespeare, dans Hamlet, fait venir une troupe de comédiens sur scène. Evidemment qu’il y a un unisson parfait, puisque ceux qui jouent sont eux-mêmes une troupe de comédiens. Pour le spectateur, c’est la seule possibilité de voir l’unisson entre la fiction et la réalité. Et Pirandello, Calderón, et Cervantès lui-même (dans son œuvre, il fait souvent référence au théâtre, qui est la fiction incarnée par des gens dont c’est le travail) font cela. C’est une manière de parler de l’individu face aux chimères, face au rêve, et de se demander comment donner du sens à tout ça. Particulièrement dans les métiers du spectacle, on peut très facilement avoir l’impression qu’on ne fait qu’agiter des fantômes, et qu’on est juste des marionnettes. Tout passe si vite… Oui, en effet, c’est juste agiter des fantômes, et parfois ça fait du bien et ça rend sage et humble de se dire que ça ne sert pas à grand chose. Même si, heureusement, par moments, on sort la tête haute des représentations, et le public nous dit que ce n’est pas vain, qu’il en ressort avec de l’énergie et une forme de ferveur, d’empathie, d’émotion… Une émotion qui aide à rester debout.

O.B : On remarque un grand travail de recherche et de questionnement à travers vos mises en scène, et à travers ce que vous dites ici. Ecrivez-vous, ou comptez-vous écrire au sujet de cette recherche ?

J.l.L : Je ne suis pas auteur. Très honnêtement, je ne me sens pas du tout capable d’écrire des pièces de théâtre. Avec mes camarades, on a fait une création qui s’appelait Affreux, bêtes et pédants, c’était de l’écriture collective. J’avais des canevas avec une idée précise des sujets à aborder, des questionnements à mettre sur la table et des résonances que je souhaitais donner à tout ça, mais l’écriture se faisait vraiment au plateau, pas tellement derrière un ordinateur. Dans Ubu Roi ou Don Quichotte, c’est différent, parce qu’il y a l’œuvre elle-même que je monte, et il y a les auteurs qui ne sont pas Cervantès, que j’associe à ce spectacle. Des auteurs qui sont parfois antérieurs à Cervantès, contemporains de Cervantès, et puis qui sont par moments des auteurs du XIXe siècle, qui ont été dûment influencés par le Quichotte, mais aussi des œuvres qui ont influencé le Quichotte. Je convie donc d’autres auteurs à participer à la création, ils deviennent des collaborateurs. Et nous, à l’intérieur de ça, nous sommes aussi des collaborateurs d’écriture, mais dans ces moments-là, on est juste des collaborateurs, on n’est pas vraiment strictement auteurs. Notre Don Quichotte est mutant, non linéaire, et les sources sont multiples, avec le matériau principal qu’est bien sûr l’œuvre de Cervantès. Mais on ne peut pas séparer l’œuvre de ce qui l’a influencée, et de ce qu’elle a pu influencer par la suite… Son influence est tellement énorme. Le spectateur d’aujourd’hui a tellement peu connaissance de l’œuvre, mais a tellement l’image de ce protagoniste… Les personnages sont devenus beaucoup plus importants que l’œuvre elle-même, donc il y a une attente quand on parle du Quichotte, tout un tas d’images, de poncifs, et on ne peut pas faire fi de cette chose-là. Pour le spectateur d’aujourd’hui, le Quichotte, c’est la folie, l’imagination, l’abnégation, le courage, c’est le héros moderne. L’œuvre a été écrite pour ses contemporains, et j’ai envie d’être fidèle à ça, on doit faire un spectacle pour les spectateurs d’aujourd’hui, fait par des gens d’aujourd’hui. L’anachronisme est dans le roman, mais aujourd’hui il ne nous parvient plus parce qu’on parle d’époques qui se sont mélangées avec la distance temporelle. Nous, on doit retrouver ce côté anachronique du personnage. Aurai-je un jour envie d’écrire une œuvre ? On a fait Affreux, bêtes et pédants pour tenter l’écriture collective. Et là, à travers Ubu Roi et Don Quichotte, on a une manière d’écrire un spectacle qui n’est pas strictement littéraire, mais qui est tout de même une forme d’écriture. Une écriture qui traduit notre refus du formatage, notre volonté de liberté, de décloisonnement, d’utiliser la palette la plus large possible de la théâtralité et du jeu, notre volonté d’intégrer le spectateur dans la représentation.

O.B : Vous intéressez-vous, professionnellement, à d’autre formes d’art ?

J.l.L : Je suis plus cinéphile que théâtrophile au départ. Je me suis inscrit dans une école de théâtre, non pas parce que j’aimais le théâtre ou que je connaissais bien la littérature, mais parce que j’aimais passionnément le cinéma, tous ses aspects me fascinaient. Les premiers films que j’ai regardé de manière obsessionnelle sont Brazil et Shining. L’un parce qu’il était tellement épuisant et foisonnant que je voulais domestiquer ce trop-plein, avoir la maîtrise de ce que je regardais. Brazil est un film exténuant, assurément excessif, et je me disais: « si tu connais le film par cœur, les répliques, les séquences, les cadrages, l’utilisation de la musique, si tu es très à l’aise dans le visionnage d’un film comme ça, le reste te paraîtra plus simple ». Et Shining, parce que ça m’effrayait, je voulais domestiquer mes peurs. Je les ai regardés jusqu’à l’écœurement, et ce sont des films qui ont eu un impact très fort sur ma manière de regarder le cinéma et l’art en général. Mais pour moi, il n’y a pas vraiment de clivage entre théâtre et cinéma, si ce n’est que l’avantage du théâtre, c’est qu’on est dans le même espace-temps. Et ça, c’est vraiment bien, ça change énormément de choses.

Sinon, pour ce qui est de travailler au cinéma, c’est un autre monde très cloisonné. Dans le théâtre, je ne suis pas frustré, et je peux faire de l’image si j’en ai envie. Est-ce que je m’intéresse aussi à d’autres formes d’expression scéniques ? Oui ! Je viens du sport, et je suis toujours très étonné quand on parle de transdisciplinarité… Dans le théâtre antique, il y avait tout en même temps. Bien sûr que chez un acteur, le corps est important ! Aujourd’hui, on parle de ces choses comme si on venait de les découvrir. Pareil pour la musique : autrefois, le théâtre était également musical, parce qu’il était sacré et qu’à partir du moment où l’œuvre est lyrique, la musique est importante. Donc la lumière, la musique, le rapport au corps – qui pour moi passe essentiellement par la maîtrise respiratoire – sont des éléments à notre disposition, et il n’y a pas de séparation possible entre tous ces aspects-là. Ils vont ensemble.

Aujourd’hui, on fait danser des acteurs qui dansent mal, on fait jouer des danseurs qui jouent mal… Les acteurs devraient savoir que la grâce d’un mouvement est importante, ça devrait être évident. Ça ne veut pas dire que tous les acteurs devraient être des danseurs, mais même Pierre Richard, par exemple, qui semble être très maladroit, a de la grâce. C’est une maladresse feinte. C’est sa manière de danser.

O.B : A travers vos spectacles, on sent une certaine urgence, ainsi qu’une certaine inquiétude. Quelle place pensez-vous que le théâtre occupe aujourd’hui dans la société, et quelle place devrait-il selon vous occuper ?

J.l.L : Aujourd’hui, sa place… Rien, zéro, nul. Il y avait un espoir formidable dans les années 1960-1970 avec la décentralisation, avec des événements qui ont fait date. La jeunesse trouvait alors dans le théâtre une tribune pour s’exprimer et le théâtre apparaissait comme une forme d’expression libre, en prise avec son époque. Aujourd’hui, parfois, on rallume la salle, et on a l’impression que le renouvellement des publics est en panne. D’autres fois, il y a beaucoup de jeunes ou des scolaires, et on est ravis. Et puis parfois, on est désespérés, parce qu’il arrive que des scolaires ne soient plus capables de dépasser leurs a priori, de laisser sa chance au spectacle – et ce n’est pas de leur faute, on nous a rendus tellement apathiques, ce n’est pas toujours de la faute des jeunes. Même si ils devraient aussi se rendre compte qu’il y a une manipulation, mais bon… Quelle place pour le théâtre ? Quelle place a l’art dans notre société ? De plus en plus l’entertainment, le divertissement, et c’est normal parce que nous sommes dans un monde dépressif, et les gens ont peut-être besoin, tout simplement, de distractions… C’est comme en Europe dans les années 40 : on ne peut pas dire que c’est à cette période-là que les artistes ont été les plus inspirés. Dans les années 60-70, il y avait sans doute plus de créativité… Il y a des vagues. Des lendemains meilleurs nous attendent. S’il cela a existé, ça peut revenir, et ça reviendra, c’est sûr. Il n’y a rien de désespérant, car il y a aujourd’hui la possibilité d’être libre encore. Il y a des artistes libres, qui prennent des risques… Il n’y en a pas autant que je le souhaiterais, mais il y en a.

Aujourd’hui, les concerts ou les stades sont des lieux où l’on peut communier (quand il n’y a pas de violence bien sûr), et je trouve que le théâtre devrait regarder avec un peu plus d’attention ce qui se passe dans ces lieux-là, parce qu’initialement, c’était le théâtre qui jouait ce rôle. Avant les concerts, avant les matches de foot, il y avait les jeux olympiques et il y avait le théâtre. Il y avait cet espace de communion. On ne venait pas régler les problèmes, mais les mettre sur la table, et c’était très sain. J’aime beaucoup quand je sens que cela se passe dans la salle, indépendamment de la qualité du spectacle.

O.B : Justement, en tant que spectateur, qu’est-ce qui vous marque le plus dans une représentation ?

J.l.L : Quand j’ai l’impression d’avoir participé à quelque chose d’unique ! Quand on peut se dire : c’était eux ce soir, pour nous ce soir. Je suis ému par ça. Je suis ému quand les artistes sont capables de se dépasser, quand je sens que ça leur coûte, qu’il y a une forme de sacrifice, je suis touché, même si c’est à côté de la plaque. Je sens qu’il y a quelque chose, une générosité qui nous est donnée, et qui est d’une certaine manière une exhortation à rester debout, à garder de l’énergie, à garder une forme d’espérance, même dans un acte qui peut apparaître gratuit ou vain comme l’est le théâtre.

O.B : Vous avez déjà interprété Richard III, le Père Ubu, maintenant vous jouez Don Quichotte… Y a-t-il encore un rôle que vous rêveriez de jouer ?

J.l.L : Je suis moins comme ça. J’ai été comme ça, je le suis moins. Quand on est un jeune acteur, il y a des rôles dont on rêve. Je suis moins comme ça maintenant. Aujourd’hui, je crois davantage en l’énergie d’un spectacle qu’en la simple puissance d’un rôle. Vous me direz, c’est facile à dire quand on joue Richard III ou Don Quichotte… Mais c’est vrai. Le prochain spectacle sera sûrement Hamlet. Mais au fond, ce n’est plus l’obsession d’un rôle qui gouverne mes choix, c’est plutôt la possibilité qu’offre un projet à donner le maximum. J’ai changé de préoccupations. Comment faire, aujourd’hui, dans un spectacle, pour donner le maximum, c’est-à-dire réussir à exprimer notre pensée, nos états d’âme ? Comment réussir aujourd’hui à garder notre ferveur ? Comment réussir à rester intact au niveau de cette énergie-là, de cette nécessité de monter sur scène pour défendre un regard – notre regard ? Comment aller tout d’un coup chercher le spectateur, l’emmener avec nous, le brusquer aussi, lui dire « Allez, il faut nous suivre ! Pour nous aussi, c’est difficile. Mais si tu nous suis, nous te donnerons tout. » ?

Aujourd’hui, il y a une urgence, le bateau est en flammes ! Alors moi, je veux qu’on joue comme dans un bateau en flammes. Et puis, c’est notre époque qui veut ça. Un spectacle dans lequel il n’y aurait pas de cri et pas de mutation constante ne ressemblerait pas à notre époque. Les règles changent, c’est la vie d’aujourd’hui ! Les règles changent tout le temps. On nous oblige constamment à muter, et dans nos spectacles, on essaie de rendre compte de cet épuisement-là. C’est aussi une manière de rendre hommage à l’histoire de notre métier : on déteste notre héritage, mais on l’aime en même temps. On le déteste parce qu’il nous écrase, et c’est exaspérant d’être écrasé par des figures d’académisme. Et en même temps, on a une tendresse. De plus, ces figures écrasantes n’ont pas vraiment été remplacées, alors on les respecte quand même. Il y a ce côté schizophrène: on a envie de cracher sur nos aînés, pourtant on les admire. On n’aime pas les admirer, mais on les admire quand même. Le sarcasme et l’hommage, toujours. Et ça nous permet aussi de montrer à quel point le théâtre est riche, parce qu’il a une longue histoire et qu’il est capable de se regarder dans les yeux, et de se regarder avec intransigeance. Il y a ça dans Ubu et dans Don Quichotte. Comment faire du neuf aujourd’hui ? C’est très compliqué, on est dans l’impasse. Alors, ce qui est singulier dans notre génération, et qu’on utilise, c’est cette capacité à compiler. On compile, on archive. Aujourd’hui, celui qui le veut peut tout connaître, s’il fait les efforts, s’il va vers le savoir, s’il y consacre beaucoup de temps… Il a une manne quasi-infinie. Ce vertige, il faut en faire quelque chose. On a le tournis, on ne sait plus où on en est, mais on peut creuser, exhumer, regarder comment ça sonne, et comment ça résonne avec ce chaos dans lequel on vit… Il y a cette chose dans le spectacle, schizophrénique, et au fond très mélancolique : le spectacle est plein de gamineries, de blagues potaches, d’une certaine forme de légèreté, mais en fait, cette dimension est factice, c’est du sarcasme. Les anciens nous regardent comme des gamins, alors par moments on joue bien notre rôle, et on fait les enfants puisque c’est cela qu’on attend de nous. Mais dans le même temps, il y a une profonde amertume.

O.B : Vous parlez de « faire les enfants ». Tout à l’heure, vous évoquiez la venue des jeunes et des scolaires au théâtre. Alors pourquoi ne pas monter un spectacle jeune public ?

J.l.L : On fait des lectures très sophistiquées : Pinocchio, les contes d’Andersen… C’est autre chose. C’est un travail moins insolent, parce que pour le coup, je défends ces histoires comme s’il s’agissait de textes sacrés. Andersen c’est pur, c’est beau, c’est émouvant… mais il y a tout de même de l’ironie, une certaine noirceur. Ces formats sont indirectement pédagogiques, ils sont moins moqueurs, je suis vraiment dans la transmission directe.

Je veux parler à tout le monde, je ne veux pas parler qu’aux enfants ! Il y a des enfants qui viennent voir Don Quichotte, qui y prennent du plaisir et ça me ravit, vraiment. On a beaucoup d’enfants dans les salles. Ils regardent l’action, le côté dérisoire, finalement un peu enfantin, maladroit, ça les amuse. Ils voient le côté également très visuel du spectacle, ils s’attachent à d’autres choses. Ils ne comprennent pas ce regard sur la société, mais ils sentent ce personnage totalement à côté de la plaque, ils voient le marginal et le trouvent amusant, c’est un clown. Beaucoup d’enfants viennent avec leurs parents, mais je ne veux pas m’adresser qu’à eux, sinon encore une fois on est catalogué, c’est à nouveau une question de format, il y a un cahier des charges… Ce cahier des charges m’insupporte. Les théâtres ont un cahier des charges, les professeurs qui accompagnent les élèves aussi, et les élèves, et les parents aussi. L’éducation, c’est compliqué. Il y a un âge pour l’acquisition des règles, et un âge pour désobéir. On ne désobéit pas quand on ne connaît pas les règles. On ne fait pas de subversion avec les enfants. C’est, pour moi, l’échec de tous les « il est interdit d’interdire »: ça forme des mous, des passifs. Il faut des règles, il faut les respecter et plus tard, apprendre la transgression. Donc curieusement, j’ai un rapport très particulier à ça. J’aime l’ordre, même pour le détruire.

O.B : Pour finir, pourriez-vous essayer de définir ou de qualifier en quelques mots le théâtre ?

J.l.L : Oh, mais LES théâtres ! C’est très compliqué, il y en a tellement ! Le théâtre ? C’est l’endroit parfait pour questionner le sacré et le sacrilège. C’est le plus important à mes yeux. On a besoin des deux, mais c’est important de les questionner, de questionner l’ordre et le désordre. Surtout que dans les théâtres, on joue encore beaucoup les classiques… Dans les salles de concerts aussi, et d’ailleurs on est beaucoup plus traditionnel encore en musique classique. Mais au théâtre, on est plus ouvert, donc je crois que c’est vraiment le meilleur endroit pour questionner le sacré et le sacrilège, le passé et le présent, la tradition et l’expérimentation, notre mémoire et notre impuissance d’aujourd’hui. C’est cela qui est intéressant au théâtre. C’est convoquer les émotions pour en sortir une pensée. Et puis, on en a déjà parlé, mais c’est également l’endroit où l’on peut communier. Ca communique, ça fédère, ça communie, ça vit.