« Orphelins » de Dennis Kelly, mise en scène Chloé Dabert, au CentQuatre

Le théâtre est un plat qui se mange froid

Un soir, Danny et Helen sont à table, sur leur 31. Il boit du vin, elle du Perrier. Elle est enceinte, il a cuisiné sa recette de riz basmati préférée, jour de fête ? Tout semblait aller pour le mieux jusqu’à ce que Liam, le frère d’Helen, fasse irruption couvert de sang. À partir de là, tout s’accélère, que s’est-il passé ? À qui appartient ce sang ? C’est autour d’un dispositif en quadri-frontal que le public prend place, voyeur de ce huis clos infernal puisque tout a lieu dans l’appartement, une construction en bois offrant à chaque spectateur un point de vue unique de l’action.

Multiplier les interprétations, les perceptions, tel était le projet de la metteuse en scène Chloé Dabert qui a rendu le thriller familial de Dennis Kelly extrêmement piquant. Ayant reçu le prix du jury Festival Impatience en 2014, le spectacle est porté par trois acteurs très justes et investis dans leur rôle à la déclamation saccadée impeccable qui tient en haleine le spectateur du début à la fin. Joséphine de Meaux est particulièrement touchante, tragique et drôle dans le jeu d’Helen. Grande sœur de Liam, tous deux sont orphelins, ils sont pourtant bien adultes désormais. Si Helen a construit une famille avec Danny, Liam lui, a un casier. C’est pourquoi quand il explique être innocent et avoir tenté de secourir un jeune homme battu et laissé pour mort dans la rue, le doute s’installe. Dans ce trio fou, Danny tient d’abord le rôle de la raison, il culpabilise, un homme est par terre dans la rue, il faut l’aider, c’est comme une évidence. Sur ses réserves, Helen lui fait promettre de ne pas appeler la police, elle sait déjà que son frère est coupable. Il a en fait frappé, ligoté et enfermé celui qui s’avèrera être un simple père de famille qui passait par là, victime d’être ce qu’il est : musulman. Pourtant c’est être humain comme les autres va subir l’horreur et l’indifférence par ce qu’il incarne l’Autre, et la peur qu’il alimente aux yeux de Liam, Helen, Danny, et par extension, la société occidentale. Si le spectacle fait parfois rire par l’absurdité des situations, le rythme frénétique et si tranché du jeu sert un propos d’une violence et d’une gravité terrifiantes.

Derrière l’apparente humanité de cette famille qui se soutient en attendant l’implosion inévitable, émerge un discours sur le racisme, la peur de l’autre, la responsabilité de ceux qui regardent et laissent faire, et la banalité de ces comportements. Sans juger, la pièce a été pensée par la metteuse en scène pour ouvrir la réflexion et multiplier les interprétations, comme se devant d’être au plus près du texte qu’elle a voulu voir déclamé de telle sorte que le souffle naturel des comédiens disparaisse. Une vraie performance de la part des acteurs pris dans leur rôle et ces questions hypothétiques sans fin venant percuter de plein fouet le spectateur « Et si c’était nous ? » Avec une simplicité et sur un ton d’évidence aux airs de vérité générale, Helen répondra « Le monde se résume à ceux qu’on connaît et ceux qu’on ne connaît pas ». Un huis clos qui en dit long sur le monde extérieur et notre actualité par cet effroyable constat. Par cette mise en scène, Chloé Dabert donne à réfléchir, entre eux, face au monde ou individuellement les personnages évoluent très rapidement sous nos yeux pour un moment de théâtre saisissant.

On ne peut s’empêcher de penser à cette célèbre phrase d’Einstein en sortant du spectacle mettant dans une certaine mesure à mal notre rôle même de spectateur : « Le monde est dangereux non pas tant à cause de ceux qui font le mal, mais à cause de ceux qui regardent et laissent faire ».

Orphelins

De Dennis Kelly

Mise en scène de Chloé Dabert

Avec Sébastien Éveno, Julien Honoré et Joséphine de Meaux

Traduction, Philippe Le Moine

Scénographie, Pierre Nouvel

Lumières, Kelig Le Bars

Du 8 avril au 4 mai 2016

CentQuatre

5, rue Curial

75019 Paris

http://www.theatredurondpoint.fr