« What if they went to Moscow ? » d’après « Les Trois sœurs » de Anton Tchekhov, un spectacle de Christiane Jatahy, au Théâtre de la Colline

Article de Marianne Guernet-Mouton

« Jusqu’où va la fiction que nous créons ? »

Moscou, et si elles y allaient ? Telle n’est pas la question. Monter « Les Trois sœurs » de Tchekhov implique fatalement de se demander ce qu’il adviendrait si finalement Olga, Maria et Irina y allaient, à Moscou. Pour autant, Christiane Jatahy parvient à adapter la fameuse pièce de l’auteur russe avec ses grandes tonalités, en montrant dès les premiers instants à quel point cette question n’a pas de sens. Qu’est ce que Moscou sinon l’utopie du changement, le rêve ultime d’évasion, l’ailleurs au sens large, un fantasme depuis ce nul part qu’est le présent où l’on trinque aux souvenirs du futur ?

moscow_aline_macedo_milena_abreu_1© Milena Abreu

Dès lors, l’adaptation de la brésilienne promet bien plus que son titre rebutant. Nouvelle artiste associée de l’Odéon Théâtre de l’Europe dont Stéphane Braunschweig a récemment pris la tête, Christiane Jatahy, convaincue de pouvoir faire tomber le mur hermétique persistant entre la scène et le public, fait sensation. Avec cette adaptation à la fois théâtrale et cinématographique transposée en 2016 et actualisée au présent, cette ligne ténue à franchir à chaque représentation, chacune des sœurs incarne un désir de changement, un besoin d’amour, et des regrets. C’est autour des Trois sœurs justement que l’adaptation se focalise : Olga (Isabel Teixeira) l’aînée responsable en deuil de sa vie, Maria (Stella Rabello) qui se trouve à un moment charnière de son existence où le changement est encore possible, malheureuse dans son mariage, amoureuse du voisin, et Irina (Julia Bernat) la plus jeune, qui se berce de rêves tout en se mutilant parce que vouloir changer, c’est toujours mourir un peu.

moscow_aline_macedo_milena_abreu_2© Milena Abreu

Lorsque le public arrive au théâtre, une pastille de couleur sur le billet le divise en deux, un premier groupe se dirige vers la captation filmique en live de la pièce, un autre vers le tournage en train de se faire. Peu importe l’ordre, les parties ne prennent véritablement sens qu’ensemble jusqu’au point de rencontre entre les deux, ce salut final des trois sœurs, moment ultime de mise en abyme. Chaque partie est l’utopie de l’autre, l’une pourrait être le passé, l’autre son futur, l’écran devient le miroir magique d’une temporalité poreuse. La partie filmée montre au plus près les émotions des sœurs tout en privant le public du hors champ que la version théâtrale réhabilite. Difficile de penser une partie sans l’autre. Face à l’écran, le spectateur se retrouve face à ce qu’il a vu être tourné, face à la scène il se retrouve en direct invité à la fête d’anniversaire d’Irina, aussi jour d’anniversaire de la mort de leur père.
Si tout a lieu à l’identique, des regards, des gestes, des mots prêtent autrement à réfléchir suivant le côté du miroir où l’on se trouve. Alors que l’écran instaure toujours une froide distance, les actrices le traversent, le public s’y trouve capté. De même, toute la partie scénique inclut complètement son public invité à boire un verre, manger du gâteau et même danser avec les sœurs, il devient impossible de ne pas se laisser submerger par l’émotion communicative de leurs espoirs et regrets admirablement incarnés. Toutes sont poignantes et le fait de voir le caméraman en train de filmer, le décor – un séjour d’une demeure modeste fragmenté – se recomposer sous nos yeux, n’enlève rien à l’instant que l’on est invité à vivre avec elles. Les yeux constamment humides, leur détresse est extrêmement poignante, Irina criant « Je crois que je ne vais jamais m’en sortir » tout en persistant avec ce leitmotiv infernal « aller à Moscou », Maria, sensuelle et dévastée pensant « Le temps passe et je n’ai pas fait ce que je voulais », et puis Olga, dont les mots ne suffiraient pas à signifier la touchante tristesse et le renoncement qu’elle dégage, se retrouvant par moments seule avec nous, public, à la fête. Rêvant haut et fort le changement tout en faisant le deuil de leur vie, les comédiennes nous tiennent en haleine dans un présent intemporel qui œuvre pour un futur meilleur. Christiane Jatahy signe une adaptation centrée sur les trois héroïnes non seulement inédites mais magistrales.
Malgré lui, le public se retrouve attaché au destin des trois sœurs qui ne seront plus jamais les mêmes clament-elles aux frontières du temps, dans ce monde à mourir où le bonheur, parfois plus qu’une promesse, n’existe que par morceaux d’espoirs et de regrets à conjuguer. Enfin, lorsque Olga dans la dialectique incessante entamée entre l’écran et la scène, le passé et le futur, dit à la caméra ce qu’elle veut entendre dans le futur, elle laisse entrevoir ce pour quoi il faudrait changer et mourir un peu : pour un monde où toutes les frontières seraient tombées, où l’être humain serait libre de rêver, libre d’aimer. Et si on y allait ?

 

 

What if they went to Moscow ? [Et si elles y allaient, à Moscou ?]
D’après « Les Trois sœurs » de Anton Tchekhov
Un spectacle de Christiane Jatahy
Coopération au scénario Isabel Teixeira, Julia Bernat, Stella Rabello et Paulo Camacho
Musique, Domenico Lancellotti
Lumières, Paulo Camacho et Alessandro Boschini
Photographie et vidéo live, Paulo Camacho
Avec Julia Bernat, Stella Rabello, Isabel Teixeira
Du 1er au 12 mars 2016

Théâtre de la Colline
15, rue Malte-Brun
75020 Paris
www.colline.fr