Article de Pierre-Alexandre Culo
La folie destructrice des Frères Karamazov
Le Festival d’Automne ouvre cette nouvelle saison avec une démesure excitante. Au sein des vestiges industriels du site Babcock et Wilcox de la Courneuve, de ces lieux désaffectés où ces arbres bien vivants reprennent place, la Culture, finalement encore bien vivante elle aussi, redonne un souffle vibrant et inspirant à ce lieu en reconversion. Du béton et de l’acier retentissent les cris et les courses effrénées de la nouvelle création du metteur en scène allemand. Frank Castorf s’empare de ce lieu avec force, audace et démesure. De ce roman-fleuve émerge un spectacle monstre qui subit malheureusement les revers d’une telle ambition.
© Thomas Aurin
Les Frères Karamazov est le dernier roman de Dostoïevski, œuvre centrale de la littérature russe et européenne, où derrière les affrontements des hommes Karamazov se confrontent avec fracas les idéologies du XIXe siècle. Entre mysticisme et libéralisme, libertinage et ferveurs religieuses, Dostoïevski peint une société en friction qui se perd dans sa recherche ou dans son refus de liberté. Une peur tangible de la responsabilité de l’Homme sur le monde. D’un Amour féroce et de la nécessité de 3000 roubles pour l’obtenir, va surgir le parricide et l’épopée de ces quatre frères Karamazov, déchirés par leurs convictions mais rassemblés par une forme fragile de fraternité. Du meurtre au procès, c’est une Russie lointaine et ultra-contemporaine que Frank Castorf déploie dans les ruines de la Friche Babcock. Entrecoupés d’extraits du roman Exodus de DJ Stalingrad, la trame déjà complexe de l’auteur russe se transforme en un dédale de lieux, personnages et références. Le fruit de ce montage dramaturgique permet un éclatement intéressant de la temporalité et de la portée de ce roman sur notre société, mais assombrit considérablement sa compréhension.
© Thomas Aurin
L’espace de jeu de cette tragédie familiale est immense et s’épanouit dans une scénographie stupéfiante où se côtoient un lustre sur-dimensionné aux lignes design et cubique, un écran publicitaire géant « Koka-Kola », une cabane au milieu des eaux, et autres bâtiments dont les intérieurs nous apparaissent que partiellement. Cette débauche de moyen est à la mesure du pari dangereux du parti-pris engagé par Frank Castorf. Choisissant de filmer toutes les scènes par une équipe mobile, les acteurs jouent pour la caméra dans une mise en scène cinématographique proche de la série-télévisée. Le spectateur découvre les dizaines salles du décor, ou les toits de la Friche, que par le biais de l’écran où se projette ce film en création. La trop grande partie de ces Frères Karamazov se tournent en off, nous laissant face à un écran de cinéma où seuls les échos des cris nous parviennent. Le débordement du jeu des comédiens culmine à un point où s’alternent et se confondent le jeu vociférant d’un Théâtre de la Cruauté ou encore la bouffonnerie, le mélodrame et autres forment de styles disparates. Cette folie rentre en friction avec l’intimité de la caméra mais la chaleur du comédien manque. L’espace immense de la Friche reprend ses allures de lieu abandonné malgré l’incroyable dispositif scénique.
Frank Castorf développe une nouvelle appréhension du théâtre qui ne supporte pas la longueur. A roman démesuré, se déploie une mise en scène démesurée qui s’égare dans les affres de sa folie créatrice.
Les Frères Karamazov
Mise en scène Frank Castorf
Texte Fédor Dostoïevski
Avec Hendrik Arnst (Fiodor Pavlovitch Karamazov), Marc Hosemann (Dimitri Fiodorovitch Karamazov), Alexander Scheer (Ivan Fiodorovitch Karamazov), Daniel Zillmann (Alexeï Fiodorovitch Karamazov), Sophie Rois (Pavel Fiodorovitch Smerdiakov), Kathrin Angerer (Agrafena Alexandrovna Svetlova, Grouchenka), Lilith Stangenberg (Katerina Ivanovna Verchovzeva), Jeanne Balibar (Starez Ossipovna, Katerina Ossipovna Chochlakova et Le Diable), Patrick Güldenberg (Michail Ossipovitch Rakitine), Margarita Breitkreiz (Lisaveta Smerdiatchaya), Frank Büttner (Le Père Ferapont).
Scénographie, costumes Bert Neumann
Lumières Lothar Baumgarte
Vidéo Andreas Deinert, Jens Crull
Caméra Andreas Deinert, Mathias Klütz, Adrien Lamande
Montage Jens Crull
Musique Wolfgang Urzendowsky
Son Klaus Dobbrick, Tobias Gringel
Prise de son William Minke, Dario Brinkmann
Dramaturgie Sebastian Kaiser
Du 7 au 14 septembre 2016
MC93
Friche industrielle Babcock
80 rue Emile Zola
93210 La Courneuve