Article de Bruno Deslot
Le rêve d’un curieux-ridicule
Las d’avoir toujours été considéré comme un homme ridicule, après un court périple nocturne durant lequel une rencontre inattendue avec une petite fille en pleurs le détourne de son projet de mort choisie, il rentre chez lui, s’installe dans son fauteuil, le revolver contre la tempe.
Allongé sur un banc placé au milieu d’un plateau nu, l’homme ridicule, interprété par Jean-Paul Sermadiras, semble être en lévitation sur son catafalque, tel « La mort de la Vierge » par Caravage. Mort ou vivant, il fait un songe, un rêve presque éveillé dans lequel sa conception du monde est modifiée par une rencontre : les habitants d’une planète idéale, du moins, le croit-il ! L’existence n’est pas viciée par le mal, au contraire, elle est sublimée par une autre forme d’intelligence que l’homme découvre avec surprise. Le bonheur érigé en un mode de vie et dont la mécanique est bien huilée. Tout semble simple, mais déjà, au fil de ses rencontres, l’homme comprend que ce bonheur induit une forme de souffrance. Jouir du plaisir d’être heureux constitue déjà une immense douleur pour l’homme, qui, en perte de repères, s’attèle à un travail de déconstruction, de démolition sournoise d’un modèle de vie qui ne lui convient pas !
Il tente de changer cette société en y invitant les forces du mal afin d’y semer le désordre. Par un jeu de bascule, il entraîne avec lui, les habitants de cette planète idéale dans une véritable course vers l’abyme mais rien n’y fait ! Le système résiste aux changements, s’adapte et se renouvelle dans la perspective d’un « vivre-ensemble » toujours meilleur.
Pour l’homme ridicule, c’est la révélation, un constat transcendant. Il est 6 heures du matin, il s’éveille, son prêche va débuter.
« Le rêve d’un homme ridicule », extrait du « Journal d’un écrivain » de Dostoïevski, est une nouvelle publiée en 1877. Cette fable a déjà été adaptée par Jean Bellorini dans le cadre du projet « Adolescence et territoire(s) » à l’Odéon – Ateliers Berthier en juin 2014 avec 21 jeunes comédiens amateurs issus des villes d’Asnières, Clichy, Paris, Saint-Denis et Saint-Ouen. L’adaptation de Jean-Paul Sermadiras n’a rien à voir, le propos, tout comme la mise en scène de la nouvelle par Olivier Ythier forment une rencontre entre l’œuvre et le comédien raisonnant de manière étonnamment contemporaine avec toutefois une ambiance surannée se dégageant du plateau rappelant avec intelligence et finesse l’époque de l’auteur.
La salle est plongée dans une opacité à la fois reposante et inquiétante. Une silhouette haute et fine, au dos légèrement courbé, fend cette semi-obscurité pour égrener un chapelet de mots que ses silences chargent d’une puissance dramatique incroyable. L’homme ridicule est comme habité par des forces telluriques pour mieux être emporté vers un au-delà, un Eden malheureusement vite corrompu. Les mots font sens car le comédien maîtrise les notes de sa partition avec une étonnante musicalité. Il donne à entendre la souffrance d’un homme contrarié, d’un être à bout de souffle et que les nombreuses interrogations épuisent. Chaque partie de son corps exhale une théâtralité sans cesse réinventée pour toujours mieux atteindre sa cible. Malgré un jeu parfois un peu didactique, Jean-Paul Sermadiras réussit à conserver toute l’attention du spectateur.
Une mise en scène simple et réfléchie, montre qu’une direction d’acteur aussi bien menée encourage le comédien à se dépasser sans cesse. On pressent, chez Olivier Ythier, un désir de construire une proposition qui se situe du côté de l’intime, parfois même de l’ineffable lorsque le comédien observe ce qu’il se passe autour de lui. Le décor est minimaliste pour servir une création qui est force de propositions. La musique chamanique d’inspiration bulgare et chantée par la créatrice de la musique elle-même, Pascale Salkin, propose un ailleurs assez inattendu.
Malgré des projections en fond de scène sans grands intérêts, ce spectacle se révèle être une expérience théâtrale durant laquelle la réflexion est sans cesse sollicitée et c’est un réel plaisir.
Le Rêve d’un homme ridicule
Texte Fiodor Dostoïevski
Mise en scène Olivier Ythier
Avec Jean-Paul Sermadiras
Dates :
Jusqu’au 12 septembre 2015
Mercredi et jeudi à 21h15, vendredi et samedi à 19h15
Prolongations exceptionnelles jusqu’au 28 septembre 2015
Du 5 au 16 juillet 2019 à 17h25 au Théâtre de l’Étincelle, Festival Avignon OFF
Adresse :
Théâtre de Belleville
94, rue du Faubourg du Temple
75011 Paris
www.theatredebelleville.com