Les Messagères de l’Afghan Girls Theater Group © Christophe Raynaud De Lage
Il y a parfois quelque chose d’un brin magique et de profondément intime qui se crée entre les acteurices – personnages et le public. Un espace intangible qui dépasse la distance entre scène et salle, où se crée un rapport d’empathie, d’écoute, de dialogue. Lorsque les femmes de l’Afghan Girls Theater Group entrent sur scène, hurlantes de joie, de vie et de légèreté, c’est presque toute une lecture cachée qui résonne chez les spectateurices. À voir sur scène, cet hors-lieu bien protégé du théâtre, tant de rires, de jeux et de danses, on ne peut que songer à la tragédie bien actuelle qui se joue à des centaines de kilomètres pour toutes les Afghanes qui sont restées. Partir ou rester, vivre ou se soumettre, par choix ou par contrainte : tels sont les enjeux de la pièce Antigone de Sophocle que s’apprêtent à nous livrer les comédiennes, avec une justesse et une sincérité poignantes.
Interprétée en langue dari et surtitrée en français, Les Messagères est une création fidèle à la tragédie antique. Les actrices se mettent au service de l’histoire d’Antigone, la jeune femme qui brave en toute conscience l’interdit du roi de Thèbes afin d’accomplir les rites funéraires destinés à son frère, Polynice. Comment l’amour peut-il faire face à la tyrannie ? Deux millénaires après Sophocle, Les Messagères sont ces citoyennes afghanes qui s’insurgent – pour elles, pour leurs sœurs et au nom de toutes les Antigones.
Comme le dit le metteur en scène de cette adaptation d’Antigone, il y a chez les comédiennes de l’Afghan Girls Theater Group un « besoin de détachement : ne plus seulement témoigner mais faire du théâtre, explicitement ». Retrouver le jeu, protecteur parce que mensonge mais aussi libérateur parce que porteur d’une vérité. Avec Les Messagères, les actrices continuent de parler de leurs histoires, tout en rayonnant par leur incarnation scénique. Un vrai plaisir de jeu résonne chez tout le groupe, et se transmet au public, que ce soit dans la joie ou l’émotion. Car oui, bien qu’il s’agisse d’une tragédie, Jean Bellorini et ses comédiennes font le choix d’un décalage comique pour le personnage de Créon. Figure d’autorité, de pouvoir, de masculin triomphant (« Jamais je ne me laisserai dominer par une femme »), il est incarné ici dans une sorte d’auto-parodie de lui-même, qui le rend à la fois d’autant plus terrifiant et dangereux, mais aussi bien plus humain et ridicule qu’il ne le voudrait bien. L’actrice qui se glisse dans sa peau, Sohila Sakhizada, joue parfaitement de cette ambiguïté entre comique et monstrueux.
Les comédiennes et leurs personnages évoluent dans un décor typique de tragédie antique. La scène est un atrium (lieu de réception des villas romaines), avec en son centre un immense impluvium (ouvert sur l’extérieur, servant à récolter l’eau de pluie). Les déambulations et les traversées y prennent toujours sens, offrant à ce lieu une dimension solennelle et révélatrice ; l’eau (miroir de l’âme humaine) dans laquelle les comédiennes jouent déborde de mille sens et se reflète, dans les scènes intimistes, sur le plafond du théâtre. D’autant plus renforcé par la gigantesque lune qui descend petit à petit des cintres, un lien se tisse dans le décor et les lumières avec la mort et l’au-delà, la vie et le renouveau, mais aussi avec le féminin omniprésent dans ce spectacle.
Au cœur de la tragédie qui colle à la peau de la famille d’Œdipe, il y a bien sûr Antigone, et il y a aussi Ismène. La mise en scène joue sur la dualité entre les sœurs, encadrant d’ailleurs le spectacle par deux textes hors de l’œuvre de Sophocle. Avant leur entrée dans la tragédie, les comédiennes se rassemblent pour former un chœur de femmes, tandis que l’une d’elles s’élève devant le public pour déclamer un extrait de l’album de Martine Delerm, Antigone peut-être. Construit en écho direct, la fin du spectacle s’ouvre sur un texte écrit et interprété par Atifa Azizpor – Ismène dans la pièce. Tout comme dans leur interprétation de l’œuvre, où elles appuient la sororité véritable des deux femmes, Antigone commence, Ismène poursuit ; Antigone résiste et montre la voie, Ismène reste, apprend et espère. Les comédiennes afghanes choisissent d’incarner ces deux facettes de leur histoire : elles veulent être à la fois les « Antigones peut-être » et les Ismènes qui restent.
Ce spectacle, qui relève d’un théâtre classique et profondément vivant, est un formidable écho à une réalité tragique. En choisissant Antigone de Sophocle, l’Afghan Girls Theater Group et Jean Bellorini ont su trouver une œuvre qui fait lien : entre le théâtre et le monde, entre elles et leurs personnages, entre elles et celles pour qui elles s’adressent. Entre Antigone et Ismène.
L’Afghan Girls Theater Group a été accueillie par Joris Matthieu, directeur du TNG, et Jean Bellorini, directeur du TNP, au moment de l’appel de l’artiste Kubra Khademi, en 2021, suite à la prise de pouvoir des talibans en Afghanistan.
Les Messagères de l’Afghan Girls Theater Group © Christophe Raynaud De Lage
Informations pratiques
LES MESSAGÈRES – De l’Afghan Girls Theater Group
Auteur(s)
Sophocle
D’après Antigone
Mise en scène
Jean Bellorini
Avec
L’Afghan Girls Theater Group : Hussnia Ahmadi, Freshta Akbari, Sediqa Hussaini,
Shakila Ibrahimi, Shegofa Ibrahimi, Marzia Jafari, Tahera Jafari, Sohila Sakhizada
Décors et costumes Ateliers du TNP
Création sonore Sébastien Trouvé
Traduction des surtitres Mina Rahnamaei et Florence Guinard
Régisseuse lumière Mathilde Foltier-Gueydan
Régisseurs.euse son Eric Jury, Victor Severino, Louise Blancardi
Régisseuse costumes Marlène Hémont
Régisseur plateau Joachim Richard
Production TNP, avec l’aide exceptionnelle de la DRAC Auvergne Rhône-Alpes – ministère de la Culture
Dates
Du 7 au 13 septembre 2024 au TNP de Villeurbanne
Durée
1h45
Adresse
Théâtre National Populaire
8, place Lazare-Goujon
69627 Villeurbanne Cedex
Informations complémentaires
Théâtre National Populaire de Villeurbanne
www.tnp-villeurbanne.com