« A tort et à raison », mise en scène Georges Werler, Théâtre Hébertot

Article de Sébastien Scherr

Du bon et du mauvais

Wilhelm Furtwängler, le plus grand chef d’orchestre allemand depuis les années vingt à la carrière brillante et à la sensibilité romantique de génie a eu une malchance dans sa vie : l’époque de son apogée artistique fut aussi celle de la montée puis de l’arrivée au pouvoir du nazisme. Resté pendant la guerre à la tête du prestigieux orchestre philarmonique de Berlin, il a toujours marqué clairement sa distance vis-à-vis du régime de Hitler, et a même pris de nombreux risques, allant jusqu’à prendre la défense des musiciens juifs de son orchestre, qu’il considérait comme sa famille, et sauvant nombre d’entre eux en les aidant à se sauver du pays. Pourtant, un petit chef consciencieux de l’administration américaine chargée de la poursuite des criminels nazis est convaincu que cet homme de premier plan a été complice du régime nazi. Seulement, il n’a aucune preuve : de simples accusations peu étayées. Il va alors tout faire pour pousser le grand musicien dans ses retranchements et faire éclater ce qu’il croît être la vérité.

a_tort_et_a_raison_laurencine_lot_3© Laurencine Lot

Michel Bouquet joue Furtwängler. Il est impossible de ne pas faire le parallèle évident entre le musicien brillant et le comédien à la carrière exceptionnelle, si bien que le rôle lui va comme un gant. Il s’agit là d’une reprise de la mise en scène de Georges Werler, qui opposait la fois précédente Bouquet à Claude Brasseur. Bouquet, dont la voix fatiguée d’un vieillard de 90 ans n’enlève rien à sa superbe, incarne avec une apparente facilité ce chef d’orchestre émérite, et joue tout en sensibilité et en nuances cet artiste drapé dans une grande dignité puis révélé dans toute son humanité. Cet exemple de perfection dans l’art du comédien, et ce dès la première représentation de cette reprise quinze ans plus tard, suffit à rendre le spectacle indispensable pour tout amateur de théâtre. Il faut aller voir Bouquet dans Furtwängler: cela vaut toutes les « master classes ». De plus, la pièce a le mérite de nous faire découvrir un grand chef d’orchestre passé dans l’oubli depuis l’arrivée ultra médiatisée de son jeune rival autrichien Herbert von Karajan.

a-tort-et-a-raison_laurencine_lot_2© Laurencine Lot

Cependant, le spectacle montre plusieurs faiblesses. D’abord le texte manque de subtilité. Le couplet de la difficulté, pour ceux qui ne l’ont pas vécue, de juger aisément les protagonistes de cette période complexe et ambivalente de l’histoire occidentale est désormais un lieu commun. Ensuite, l’acharnement du sheriff ricain à confondre son ennemi tient mal au bout de quelques scènes, lorsqu’on découvre que Furtwängler a manifestement participé à sauver des juifs : le personnage devient à tout le moins ambivalent et ne peut plus passer pour le pire des salauds dans lequel le cow-boy justicier cherche à l’enfermer. Enfin, ce personnage ne paraît pas évoluer beaucoup entre le début et la fin de la pièce. Convaincu que Furtwängler a servi le régime nazi en mettant sa notoriété à contribution pour la propagande de Goebbels et de Göring, il n’excuse pas surtout à cet homme d’être un génie et d’être demeuré au-dessus des contingences de son époque : son point de vue ne change pas d’un iota du début à la fin de la pièce.
Surtout, la prestation de Francis Lombrail en commandant Steve Arnold, qui est en fait le rôle principal, est peu convaincante. Sa voix éraillée et monocorde le prive des nuances utiles à la composition du personnage dont il n’a pas encore trouvé toutes les facettes. Au lieu de le camper en Américain un peu grossier mais naïf, sympathique et populaire, qui en ferait l’opposé parfait de Furtwängler, homme de haute extraction, tout en retenue et en finesse, Lombrail en fait avant tout un être obtus et autoritaire, presque un nazi. C’est une caricature qui dessert le propos de la pièce. Il ne s’agit pas de nous asséner qu’un Américain peut être plus nazi qu’un Allemand, mais bien plutôt de montrer un homme sans grande culture, agent d’assurance élevé dans le matérialisme et le sport qui ne comprend rien à l’art et à la musique, et qui éprouve les plus grandes difficultés à comprendre les nuances du monde sur lequel les circonstances l’ont amené à porter un jugement. C’est George Bush face au monde arabo-musulman après le 11 septembre : un inculte face à un monde complexe qu’il est obligé de simplifier pour essayer de l’appréhender. Faire du commandant Arnold un être machiavélique et sombre limite le personnage en même temps que l’intrigue.
Les autres comédiens s’en tirent bien et campent des personnages crédibles. La mise en scène classique met bien en valeur les mouvements de la pièce, bien que le rythme soit un peu en-dessous durant les scènes d’exposition et lors de la première apparition de Furtwängler. La scénographie, la lumière et les décors sont impeccables et reconstituent très bien l’univers des années quarante.

 

A tort et à raison
De Ronald Harwood
Mise en scène Georges Werler
Avec  Michel Bouquet, Francis Lombrail, Juliette Carré, Didier Brice, Margaux van den Plaas, Damien Zanoly
Assistante mise en scène Nathalie Bigorre
Scénographie Agostino Pace
Costumes Pascal Bordet
Lumières Jacques Puisais
Conception sonore Jean-Pierre Prévost
Accessoiriste Bénédicte Charpiat et Coralie Avignon

Du 23 décembre 2015 au 17 janvier 2016

Théâtre Hébertot
78 bis, boulevard des Batignolles
75017 Paris
www.theatrehebertot.com