Ainsi, la bagarre de Lionel Dray et Clémence Jeanguillaume © Jean-Louis Fernandez
Dans la nuit froide du premier soir de décembre, nous nous engouffrons dans la cabane du Monfort. Au pied d’un immense réverbère, deux êtres étranges nous accueillent, comme posés sur le carrelage glauque de la scénographie. Entouré·es de bric-à-brac, Madame Ohlala – en robe de mariée ensanglantée – et Monsieur Préfleuri – réparateur – nous disent gentiment bonjour par des petits signes de main. Ces êtres semblent étrangement familiers, comme tout droit sortis de nos imaginaires. C’est là le leitmotiv de tout le spectacle : tout paraît attendu mais rien n’arrive comme prévu.
Le spectacle se bricole au fur et à mesure dans une maîtrise du suspense jouissive. Les artifices sont visibles mais cela n’enlève en rien l’effet de surprise. On attend que l’objet révèle le sens de sa présence et c’est au moment le moins attendu qu’il est transformé pour entraîner le récit dans un nouveau virage.
Peinture, roman photo, machinerie musicale infernale, masques, ailes de plomb, réchaud, meringue, porte cachée… On retrouve le goût des jeux de grenier de l’enfance mais qui auraient tourné vinaigre. Entre farce et horreur, nous ne savons jamais si nous devons rire ou pleurer. S’inspirant de nouvelles de Kafka – le Château, le Terrier, le Procès ou les Aphorismes de Zürau – le duo formé par Clémence Jeanguillaume et Lionel Dray empreinte à l’auteur austro-hongrois cet art de tisser le mystérieux à partir du banal. Nous sommes prévenu·es dès le début qu’il s’agira d’un récit fragmenté et sans cohérence dans lequel il ne faut rien chercher à comprendre. Et pourtant, on a cette sensation absurde d’accéder à chaque instant à une grande vérité sans pour autant être capable de la nommer. Exactement comme dans un rêve. Dans chaque jeu de mots, de corps, de clown, de masques et de voix, on attend l’aboutissement de cette grande énigme. La grande révélation ne viendra pas et nous l’attendons pourtant toujours. Ou plutôt, elle vient, mais nous n’avons pas l’ensemble des pièces du puzzle pour la comprendre. Elle est là, comme lorsqu’un mot est piégé sur le bout de la langue. Tout est extrêmement sensible et nous cueille quelque part dans l’âme. Nous ne cessons d’imaginer et d’interpréter. Un message passe mais quel est-il exactement ?
Le spectacle est d’une grande qualité plastique, sonore et corporelle. Nous nous attachons à ces deux personnages qui ne se laissent piéger dans aucun archétype clair. Seraient-ils ces êtres lunaires dont Godard aurait parlé ? Cité par Lionel Dray dans une interview, le cinéaste aurait défendu l’idée qu’« il y a beaucoup de meneurs de soleil et qu’il serait préférable d’avoir des meneurs de lune. C’est-à-dire des êtres plutôt du coin, de la douceur, […], très en creux et pleins de tendresse ». Mme Ohlala – qui ne cesse de crier en chant ou en silence – et M. Préfleuri – qui semble piégé entre départ et retour – sont effrayamment tendres.
Sans tomber dans le piège du superficiel, Ainsi, la bagarre réussit admirablement à nous faire collectivement rire de notre angoisse.
Ainsi, la bagarre de Lionel Dray et Clémence Jeanguillaume © Jean-Louis Fernandez
Informations pratiques
AINSI, LA BAGARRE Création 2023
Création
Lionel Dray et Clémence Jeanguillaume
Avec
Lionel Dray et Clémence Jeanguillaume
Création musicale Clémence Jeanguillaume
Collaboration artistique Jeanne Candel
Scénographie Jean-Baptiste Bellonu
Vidéo Sarah Jacquemot-Fiumani
Lumière Gaëtan Veber
Masques Loïc Nebreda
Photographies Robert et Shana Parke Harrison
Dates
Du 29 novembre au 3 décembre 2023 au Théâtre Silvia Monfort, Paris
du mercredi au samedi à 20h / dimanche à 16h
Durée
1h10
Adresse
Théâtre Silvia Monfort
106, rue Brancion
75015 Paris
Informations complémentaires
Théâtre Le Monfort
www.lemonfort.fr