Article de Justine Uro
Une nuit de désir et d’étrangeté
Un père et son fils marionnettistes débarquent dans l’auberge d’une région reculée du Japon. C’est la réception d’une lettre leur indiquant cette adresse et leur demandant de donner un spectacle le soir même qui les y a conduits. Mais ils apprennent que l’auberge n’a plus de propriétaire et les quelques résidents occasionnels du lieu sont tout à fait étonnés qu’un spectacle de marionnettes puisse être représenté dans cet établissement déserté. Seuls une très vieille dame, deux geishas, un sansuko, personnel de cure thermale, et un aveugle s’y croisent régulièrement. Quand ils comprennent qu’ils ne pourront donner leur spectacle, le père et son fils cherchent à rentrer à Tokyo mais il n’y a plus de bus avant le lendemain matin. Ils passeront donc la nuit dans cette auberge. Avant, ils suivent l’homme aveugle à la source pour profiter des bains d’eau chaude. Les résidents, intrigués et attirés par les deux hommes, chercheront leur compagnie jusque tard dans la nuit.
© Shinsuke Sugino
Le père, atteint de nanisme, étonne les résidents et leur renvoie l’image d’un enfant, sujet de cristallisation dans cette région de plus en plus désertée. Une des geishas, qui fêtera bientôt ses quarante ans, souhaite vivement tomber enceinte dans la nuit. C’est aussi le vœu des deux autres femmes, qui n’ont pas eu d’enfant, et portent leur espoir en elle. Dans cette atmosphère, lorsque le père va animer sa marionnette qui apparaît tel un enfant, elle mettra mal à l’aise les résidents jusqu’à leur faire peur. Car la question du corps trouble les personnages. La nudité dévoilée par les baignades dans la source fait se mêler le désir tacite et retenu à la crudité des corps, des bruits non étouffés d’un rapport sexuel, et de certains propos comme celui de l’aveugle qui exprime son émoi aux visiteurs : « J’ai envie de voir vos corps ». Le corps des deux geishas qui excite les hommes, quant à lui, rend la vieille dame envieuse. Son propre corps a dû lui faire renoncer à sa volonté de devenir geisha. Sa jalousie atteint son paroxysme avec le désir que fait naître en elle la vue du fils marionnettiste. Un désir qu’elle n’imaginait pas connaître à nouveau.
© Shinsuke Sugino
À la singularité des corps, s’ajoute celle du lieu et de la situation. Le mystère entoure l’écriture de la lettre : qui a bien pu l’envoyer ? Dans cet endroit, rien n’a changé depuis longtemps : l’auberge reçoit des personnes de passage, toutes venus pour la cure thermale, comme lorsqu’elle avait un propriétaire. Le bruit d’un nombre important d’insectes à l’extérieur se fait entendre et accroît le sentiment d’étrangeté du lieu. Coupé du monde, cet endroit semble vivre sur un autre rythme comme le suggère la lenteur des scènes et des dialogues. Cette lenteur s’oppose, dans la narration, à la perspective de la construction d’un train à grande vitesse qui, du point de vue des personnages, inquiets ou excités, bouleverserait le paysage, les activités de la région et sa population.
La scénographie, composée d’un plateau tournant, participe à traduire ce rythme et cette lenteur. Quatre espaces sont représentés : l’accueil de l’auberge, ses chambres sur deux niveaux, les bains de la cure thermale et son patio. Les personnages peuvent passer de l’un à l’autre et un jeu de vitres crée encore d’autres espaces en arrière-plan dans lesquels on voit passer certains personnages.
Tel un conte, cette pièce transmet une dimension spirituelle et une atmosphère d’étrangeté par une esthétique très soignée et un texte faits de mystères. Cela enveloppé par une voix off qui tient le rôle de conteur.
Avidya – L’Auberge de l’obscurité
Texte et mise en scène Kurô Tanino
Compagnie Niwa Gekidan Penino
Avec Mame Yamada, Takahiko Tsuji, Ichigo Iida, Bobumi Hidaka, Atsuko Kubo, Kayo Ishikawa, Hayato Mori
Lumières Masayuki Abe
Son Koji Sato, Yoshihiro Nakamura
Narration Ritsuko Tamura
Musique Yu Okuda
Du 14 au 17 septembre 2016
Maison de la culture du Japon
101 bis quai Branly
75015 Paris