[Avignon IN] « LE MOINE NOIR », pour qui veut singer la sphynge

Le Moine noir, mise en scène Kirill Serebrenikov © Christophe Raynaud de Lage

C’est avec une grande liberté plastique et un goût pour le grandiose que Kirill Serebrennikov livre son adaptation du Moine noir, une nouvelle de Tchekhov peu connue en France. L’histoire est celle d’Andrei Kovrine, un jeune auteur idéaliste qui vient chercher le repos à la campagne, chez un vieil homme obsédé par son jardin et ce qu’il en adviendra après sa mort. Héritier des figures de Faust et d’Icare, Andrei s’enivre de cet environnement et développe des idées de grandeur qui finissent par détruire l’équilibre du microcosme où il a trouvé refuge. Au centre de ces visions, le moine noir, une figure mythique à l’origine incertaine, fait à Andrei des promesses de succès et de vie éternelle s’il s’abandonne à son génie.

Il est étonnant de trouver une part aussi importante de fantastique dans une œuvre de Tchekhov, mais c’est pour mieux revenir à sa préoccupation centrale : y a-t-il une vie par-delà le quotidien et les conventions bourgeoises ? L’ascension métaphysique, pas seulement sociale, est-elle possible ? Une interrogation que Kirill Serebrennikov résume en ces mots : « Quelles stratégies pouvons-nous adopter pour survivre? ».

Le problème est assez complexe pour que le metteur en scène se propose de reprendre la structure du rondo, en répétant quatre fois le récit selon les perspectives de Pétrosski, Tania, Andrei et enfin le Moine lui-même. Trois versions de Kovrine se succèdent, caractérisées par leur relation au personnage central de chaque partie : le garçon (joué par Bernd Grawert), l’amoureux (Odin Biron) et l’homme (Filipp Avdeev). Le Moine noir se lance le défi de se renouveler à chaque répétition, et s’il est vrai que des longueurs se font sentir dès la 3e partie, l’engagement corporel des interprètes est assez pour tenir.

L’histoire courte d’Andrei devient alors un récit en spirale, proche des trames d’enquête, se rapprochant progressivement de l’esprit bizarre de son héros jusqu’à en atteindre l’épicentre ; elle rejoint la fascination qu’exercent les figures de visionnaires, d’illuminés et de tueurs en série, et le désir de percer leur mystère.

Bien que Le Moine noir tranche très vite sur la question, et malgré la caricature de fou hurlant et dénudé présentée par Filipp Avdeev, la focalisation progressive sur Andrei et son double permet à la pièce d’évoluer vers une construction plus abstraite et mystique, qui résonne avec l’œuvre de Tchekhov dans son ensemble.

Les chœurs annonçant les couchers et levers de soleil et les veillées qui rythment le début de la pièce annoncent son fonctionnement cyclique ; le 4e mur, formé d’abord par les cabanes et les caméras qui les investissent, se fissure heureusement par un jeu de plus en plus tourné vers le public, qui culmine dans la tirade du Moine interprété par Gurgen Tsaturyan. Le nombre impressionnant de chanteurs et de danseurs nourrit la figure du moine noir et en fait une image du décuplement, un mirage qui trouble et dissout l’individualité de qui l’écoute.

Pourtant, malgré son ton grandiose, ses interprètes talentueux et son parti pris intéressant, la pièce se délite en sa dernière partie. Faute d’arriver à une résolution esthétique de la pièce, Le Moine noir finit par se reposer sur des images de cercle et des chorégraphies intenses, dans ce qui ressemble à un effort de mystification ou de diversion. Finalement, à son cœur, l’histoire d’Andrei reste la même qu’au début de la pièce, sans grand bouleversement de sens. L’impression est moins celle d’une spirale que d’un serpent qui se mord la queue.

LE MOINE NOIR
LE MOINE NOIR
LE MOINE NOIR
LE MOINE NOIR

Le Moine noir, mise en scène Kirill Serebrenikov © Christophe Raynaud de Lage

Informations pratiques

LE MOINE NOIR – Création 2022
Festival IN d’Avignon du 7 au 26 juillet 2022

Texte
Kirill Serebrenikov

Mise en scène
Kirill Serebrenikov

Avec
Filipp Avdeev, Odin Biron, Bernd Grawert, Mirco Kreibich, Viktoria Miroschnichenko, Olga Pavliuk, Gabriela Maria Schmeide, Gurgen Tsaturyan

Et les chanteurs Genadijus Bergorulko (baryton), Pavel Gogadze (ténor) , Friedo Henken (baryton), Sergey Pisarev (ténor), Azamat Tsaliti (baryton), Alexander Tremmel (ténor), Vitalijs Stankevich (baryton)
Et les danseurs Tillmann Becker, Arseniy Gordeev, Andrey Ostapenko, Laran, Ilia Manylov, Andreï Petrushenkov, Ivan Sachkov, Daniel Vliek
Scénographie Kirill Serebrennikov assisté de Olga Pavliuk
Collaboration à la mise en scène et chorégraphie Ivan Estegneev, Evgeny Kulagink
Musique Jēkabs Nīmanis
Direction musicale Uschi Krosch
Arrangements musicaux Andrei Poliakov
Dramaturgie Joachim Lux
Lumière Sergey Kuchard
Vidéo Alan Mandelshtam
Costumes Tatiana Dolmatovskaya
Assistanat à la mise en scène Anna Shalashova
Traduction en allemand Yvonne Griesel
Traduction en français pour le surtitrage Daniel Loayza, Macha Zonina
Traduction en anglais pour le surtitrage Lucy Jones

Durée
2h30

Dates
Du 7 au 13 juillet 2022, Cour d’honneur du Palais des Papes, Avignon
Du 16 au 19 mars 2023, Théâtre du Châtelet, Paris

Adresse
Cour d’honneur du Palais des Papes
Place du Palais
84000 Avignon

Informations complémentaires
Festival d’Avignon
www.festival-avignon.com

Festival OFF d’Avignon
www.avignonleoff.com