[Avignon IN] « WELFARE », Qu’est-ce qu’on attend, pour être malheureux !

Welfare, mise en scène Julie Deliquet © Christophe Raynaud de Lage

À moins de n’y être jamais venu, le paradoxe, lorsqu’on se rend à un spectacle de la cour d’honneur, lieu grandiose et originel du Festival d’Avignon, est qu’on y vient l’esprit chargé de souvenirs (les siens propres où ceux des autres, lus ou entendus), comme à un rite de passage ou une grande célébration du théâtre. Même pour les plus blasés, difficile d’échapper à ce sentiment lorsqu’on se retrouve au cœur de la cour, au milieu des gradins, face à l’immense espace scénique, cerné des hauts murs médiévaux du Palais des Papes. On ne peut s’empêcher d’attendre le grand moment de théâtre exceptionnel, alors qu’il faudrait, sans doute, être simplement disponible…

Alors qu’il cherche encore sa place, la première image qui attend le spectateur sur le vaste plateau, semble vouloir faire le lien entre l’histoire du lieu et le spectacle à venir : tels les casiers d’une ruche, deux grands carrés composés d’alvéoles fermées de draps blancs. Certains rideaux entr’ouverts laissent apercevoir un petit lit de fortune… On croit voir une gravure ancienne des hospices de Beaune ou d’Avignon qui résonnerait sans tarder avec celle d’un refuge de nuit ou celle d’un camp de réfugiés d’aujourd’hui… Un camp provisoire, puisque les silhouettes des futurs personnages du spectacle viennent le démonter scrupuleusement, le temps que les gradins finissent de se remplir. Reste la vision d’un immense gymnase vide baigné de la lumière froide d’un plein feu. Le spectacle peut commencer…

On le sait, le spectacle est adapté du film documentaire de Frederick Wiseman de 1973 qui filmait au plus près une journée dans un centre d’aide sociale de New-York. Pour la transposition au théâtre, Julie Deliquet a donc choisi de dézoomer, de quitter l’intime et de mettre en abîme ces quinze destinées de « laissés pour compte » de notre société, en les plaçant d’emblée dans un endroit trop grand pour eux.
De fait, l’apparition de la première silhouette, celle d’une femme enceinte, seule avec quatre enfants à charge et dont le dossier a été anormalement perdu alors qu’elle demande de le faire remettre à son nom, donne immédiatement la mesure de cette perdition. « Vous me torturez ! » dit-elle, et sa voix semble se perdre dans le vide… Celles et ceux qui tentent de lui répondre, le font de loin, comme au-delà d’une barrière invisible et infranchissable, celle de l’incompréhension, des blocages administratifs, des règlements absurdes et des distances définitivement trop grandes…
Peu à peu, entre Shakespeare et Beckett, ces éclopés, survivants d’un monde impitoyable, le nôtre, vont venir tour à tour jusque sur le devant du plateau, clamer leur existence de parias à la face au quatrième mur, celui des spectateurs, autant dire à la face du monde.

Une galerie de portraits d’une humanité rare… Un ancien de l’aide sociale qui a basculé, accompagné d’une hippie épileptique en cure de désintoxication… « Mon chèque est reparti …» dit l’un, « je n’ai pas d’argent pour acheter ce que je dois voler dit l’autre »… « J’ai tout perdu… Mais l’incendie n’a pas été déclaré, on ne peut rien faire !… » Le loyer qui augmente insidieusement au même rythme que l’indemnité…. Une femme qui clame son nom depuis des heures, des jours : « Valérie Johnson ! » Mais il n’y a pas de dossier à ce nom… Elle finit par craquer et renverser la table et les dossiers en hurlant, on peine à la maîtriser…
Et toujours ce mot qui revient sans cesse comme une antienne : « papier, papier, papier… Les papiers ! » Ce mot terrible, obsessionnel, symbole à la fois d’espoir souvent déçu et de refus définitif… Et toujours cet autre mot : « l’attente !… » L’attente, des heures et des heures… Des jours et des jours… l’attente à perpétuité. Qu’est-ce qu’on attend pour être malheureux ! L’attente comme une non-réponse… Un qui attend depuis 124 jours, ira jusqu’à proclamer « J’attends Godot ! »…
Parfois quelques moments d’apaisement quand, à la pause, le flic de service joue au basket avec l’un ou l’autre des demandeurs. Quelques moments de compréhension de la part des « administratifs » de bonne ou de mauvaise foi, selon le moment ou l’humeur et la lecture des circulaires, quitte à s’engueuler entre eux…

Contrairement à ce qui a pu être dit çà et là, c’est bien à la représentation d’un spectacle pensé, travaillé et abouti que nous assistons. La qualité de la direction des actrices et des acteurs comme de l’interprétation est indéniable. La valorisation du statut de l’acteur que souhaite Julie Deliquet est bel et bien là. Et la démarche, à la manière inversée de «Vanya 42ème rue » (du film au théâtre / du théâtre au film), le beau film de Louis malle, on devine parfaitement le vertige de l’instantané qu’elle a profondément souhaité.
On le devine, on le sent… Et, si nous n’y sommes pas tout à fait, la faute n’en incombe probablement pas au spectacle lui-même, mais au lieu de la représentation…
Venu en remplacement d’un autre spectacle, Julie Deliquet pensait que «Welfare » trouverait sa place et sa justification dans la cour d’honneur. Sans démériter, c’était compter sans l’immensité du lieu, par trop impitoyable, qui finit par aspirer les meilleures intentions et condamner les acteurs à se parler intimement à dix mètres de distance… Aussi, ne pouvons-nous que souhaiter revoir ce spectacle dans des salles où, tout en conservant l’espace souhaité par la mise en scène, celui d’un sinistre gymnase vide (comme on en a connu pour les vaccinations du covid) où les destinées se cherchent et se perdent ; on puisse approcher de la part d’humanité essentielle de ces autres « nous-mêmes », que nous ignorons trop souvent.

WELFARE
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Welfare, mise en scène Julie Deliquet © Christophe Raynaud de Lage

Informations pratiques

WELFARE – Création au Festival d’Avignon 2023
Festival IN d’Avignon du 5 au 25 juillet 2023

Texte
D’après le film de Frederick Wiseman

Mise en scène
Julie Deliquet

Avec
Julie André, Astrid Bayiha, Éric Charon, Salif Cisse, Aleksandra de Cizancourt, Évelyne Didi,
  Olivier Faliez, Vincent Garanger, Zakariya Gouram, Nama Keita, Mexianu Medenou, Marie Payen,
 Agnès Ramy, David Seigneur et le musicien Thibault Perriard

Adaptation scénique Julie André, Julie Deliquet, Florence Seyvos
Collaboration artistique Anne Barbot, Pascale Fournier
Scénographie Julie Deliquet, Zoé Pautet
Lumière Vyara Stefanova
Musique Thibault Perriard
Costumes Julie Scobeltzine
Marionnette Carole Allemand
Assistanat aux costumes Marion Duvinage
Habillage Nelly Geyres
Décors François Sallé, Bertrand Sombsthay, Wilfrid Dulouart, Frédéric Gillmann,
Anouk Savoy – Atelier du Théâtre Gérard Philipe Centre dramatique national de Saint-Denis
Régie générale Pascal Gallepe
Régie plateau Bertrand Sombsthay
Régie lumière Jean-Gabriel Valot
Régie son Pierre De Cintaz
Traduction en anglais pour le surtitrage Panthea
Production Théâtre Gérard Philipe CDN de Saint-Denis
Coproduction Festival d’Avignon, Comédie CDN de Reims, Théâtre Dijon Bourgogne CDN, Comédie de Genève, La Coursive Scène nationale de La Rochelle, Le Quartz Scène nationale de Brest, Théâtre de l’Union CDN du Limousin, L’Archipel Scène nationale de Perpignan, La Passerelle Scène nationale de Saint-Brieuc, CDN Orléans Centre-Val de Loire, Les Célestins Théâtre de Lyon, Cercle des partenaires du TGP Avec le soutien du Groupe TSF, VINCI Autoroutes, The Pershing Square Foundation, The Laura Pels International Foundation for Theater, Alios Développement, FACE Contemporary Theater, un programme de la Villa Albertine et FACE Foundation en partenariat avec l’Ambassade de France aux États-Unis, King’s Fountain, Fonds de Dotation Ambition Saint-Denis, Région Île-de-France, Conseil départemental de la Seine-Saint-Denis et pour la 77e édition du Festival d’Avignon : Fondation Ammodo et Spedidam

Durée
2h30

Dates
Du 5 au 14 juillet 2023 à 22h à la Cour d’honneur du Palais des Papes dans le cadre du Festival d’Avignon, Avignon

Adresse
Cour d’honneur du Palais des Papes
Place du Palais
84000 Avignon

Informations complémentaires
Festival d’Avignon
www.festival-avignon.com

Festival OFF d’Avignon
www.festivaloffavignon.com