Baal, mise en scène Armel Roussel © Simon Gosselin
Armel Roussel met en scène la première pièce écrite par Bertolt Brecht dans sa première version sur les cinq écrites, traduite par Éloi Recoing. Brecht a alors 19 ans en 1919, il est un jeune homme au sortir de la guerre 14-18, qui a passé son adolescence dans un monde en guerre, dominé par l’horreur, la cruauté et les désillusions. À cette époque Brecht n’est pas encore connu et il était poète avant de rejoindre le théâtre. L’adolescence est un thème cher à Armel Roussel, qui a, par ailleurs, mis en scène, un texte cru sur la sexualité des adolescentes au théâtre de la Tempête l’Éveil du printemps de Frank Wedekind. Les thèmes existentiels de l’adolescence comme l’amour et la mort n’ont pas d’âge. Pour Armel Roussel, le spectacle est une fête et un partage, sans quatrième mur selon le principe de distanciation, la signature de Bertolt Brecht.
Entrons dans la fête. Dès l’entrée en salle, le public rejoint l’ambiance de la pièce par un accueil convivial et festif. Le public fait partie du spectacle, du début à la fin. Le public est invité à chanter Psycho Killer des Talking Heads avec les acteurs en entrée et sortie de spectacle. Ambiance de fête dans la salle et sur la scène transformée en cabaret. En fond de scène, un bar, des tables et des chaises de bistrot que les acteurs habiteront selon les séquences, vingt-sept séquences qui se succéderont comme des plans-séquences de cinéma et certaines en référence à des films cultes. Une scène à l’image d’une salle d’un bistrot quelconque, où se côtoient alcooliques, prostituées, timides, paumés, anonymes, et le jeune « Baal », personnage monumental de la pièce, animé par la présence des autres personnages, acteurs, public. Rien sans l’autre, rien sans les autres. Le rien que les autres animent, fait réagir, qui saisit chaque opportunité d’exister et d’exister pour écrire sa poésie et lutter contre la page blanche. Un poète, enivré, enivré de liberté, fainéant, qui gagne sa vie en déclamant ses poèmes dans les bars, contre des verres de schnaps et saute sur tout ce qui bouge avec manipulation pour assouvir ses désirs pulsionnels, sans excuses ni justifications. Il vit ce qu’il a envie de vivre au moment où il le vit, sans remords, sans distance, sans souci de souffrance ou de moral, ni interrogation et introspection.
Alors, comment et pourquoi mettre en scène Baal, un homme de trente ans, poète, sans foi ni loi, amoral ?
Les différentes séquences retracent au travers de quelques saisons l’histoire de Baal et de la lente déchéance de ce poète, de cet homme qui vit selon ses désirs, qui est son propre maître, maître de son monde, un monde sans autres. Un homme qui lorsqu’il est mis à l’honneur pour son travail, drague la chargée de communication de la saison littéraire. Un homme gouverné par ses envies mais sincère au moment de ses actes. L’amour, cela se dévore, se croque à pleines dents. Une rage d’aimer ou de prendre possession. Son masculinisme séduit. Il est adepte des bars où il s’enivre, s’enivrer, s’enivrer de schnaps, de sexe, de poésie. Toujours en action, parleur invétéré. À tel point, que quand il parle, on n’entend plus le sens des mots mais le flot, ce qui a pour effet de dissoudre la violence du verbe. L’alcool pour oublier. Écrire pour exister. Exister comme on se projetterait sans être. Être sans se projeter pour vivre, avoir vécu. L’écriture comme recherche d’un ailleurs, un ailleurs hors de soi, un absolu inaccessible. Impossible sortie de soi, et recherche de sortir de soi permanente. Une impasse.
Baal, ce sont vingt-sept tableaux appelés séquences, toutes narrées et mises en contexte avant d’être jouées, ce qui déroute mais fait partie du choix de la mise en scène. L’effet, c’est que les paroles de violence sont noyées, amoindries mais aussi que le personnage se reflète en nous. On n’entend plus Baal, on le regarde avec fascination.
Mais Baal ne voyage pas, car le voyage transforme. Baal, il erre, il fait du sur place, une vie sans sens, sans transcendance, l’immédiateté permanente, une impossibilité de distanciation avec ce qui l’agite, ses pulsions. La mise en scène donne l’impression que tout se passe dans cette taverne, donnant l’illusion d’un sur place : un théâtre dans le théâtre.
Une scène sur laquelle Baal s’agite avec vigueur, à en perdre le souffle, donnant tout, au point qu’on a l’impression qu’il titube sans cesse. Une prouesse jouée par l’acteur Anthony Ruotte.
Quelques séquences ouvrent des pistes de compréhension de l’état de ce personnage, notamment celle de reviviscence avec sa mère, une mère omniprésente. Un être qui ne parvient pas à exister, à se détacher de ce premier lien fondamental, à s’émanciper de sa mère.
Baal, c’est aussi une œuvre de révolte, révolte d’une jeunesse trahie, désillusionnée par la guerre et les idéaux qui lui ont permis de se construire. Un parallèle, en ce sens, est contemporain de l’époque que l’on traverse, d’un monde désillusionné, sans promesse d’avenir pour sa jeunesse, qui court à sa perte dans une course effrénée de rentabilité, où les hommes ne sont que des pions permettant le profit, où chacun profite de chacun, où personne n’existe, un monde peuplé de solitudes. Les solitudes que l’on retrouve sur la scène de cette taverne de Baal. Un monde asocial. Comment gérer ses pulsions dans un tel monde ?
Un énorme travail de mise en scène, de lecture et compréhension du texte et de l’œuvre de Bertolt Brecht, pour que la sève se diffuse dans le public. Un spectacle certes festif qui amène à réfléchir.
Brecht a écrit en exergue de son texte : « Baal est contemporain de qui monte la pièce. »
Baal, mise en scène Armel Roussel © Simon Gosselin
Informations pratiques
BAAL – Compagnie [e]utopia
Auteur
Bertolt Brecht, traduction Éloi Recoing
Mise en scène
Armel Roussel
Assistanat à la mise en scène Alex Sartoretti
Interprétation
Sigfrid Moncada, Romain Cinter, Emilie Flamant, Vincent Minne, Berdine Nusselder,
Eva papageorgiou, Anthony Ruotte, Lode Thiery, Uiko Watanabe
Dramaturge Jean-Gabriel Vidal
Scénographie Clément Losson
Musique Pierre-Alexandre Lampert
Lumières Anne Vaglio
Costumes Odile Dubucqs
Dates
Du 2 au 23 juin 2023 au Théâtre de la Tempête à la Cartoucherie de Vincennes
Durée
2h30
Adresse
Théâtre de la Tempête
Cartoucherie
75012 Paris
Informations complémentaires
Théâtre de la Tempête
www.la-tempete.fr
Compagnie [e]utopia
utopia2.be