Article de Sébastien Scherr
Je suis Check Point Charlie (Ich bin ein Berliner)
Les spectateurs sont divisés en deux camps opposés et qui se font face : l’Est et l’Ouest. Entre les deux, la scène. Et bientôt le Mur. Le mur qui sépare, qui isole, qui emprisonne dans l’absence du frère, de l’être aimé, de la mère, du fils, de l’allié, de l’ami. Le mur, personnage principal de cette création magistrale, est magnifiquement mis en scène, pour ne pas dire mis en valeur, dans un récit historique sous forme d’esquisse qui retrace l’Allemagne de la guerre froide, de l’immédiat après-guerre jusqu’ aux années 90.
© Pierre Dolzani
Le Birgit ensemble donne ici un spectacle réjouissant, vivant, plein de fantaisie et d’humour, en même temps qu’une rétrospective juste et très bien vue de cette seconde moitié du 20ème siècle européenne.
Kennedy et Jacquie, Reagan et Gorbatchev, Heiner Müller ou Nina Hagen, tous les personnages historiques sont truculents et drôles. La caricature a juste ce qu’il faut de grotesque pour nous emmener, avec une qualité d’interprétation étonnante. La fresque historique est renforcée par un défilé de costumes qui nous fait traverser les décennies avec bonheur. Le ton est comique, mais le propos sérieux. Quand des Allemands de l’Est se font tirer dessus lorsqu’ils essaient de franchir l’infranchissable barrière, ou lorsqu’ils hésitent à la franchir alors que l’impensable s’est produit : la chute du mur. Chaque fois, les acteurs du Birgit ensemble sont émouvants et permettent au public une facile identification. L’on se sent Allemand. L’on se sent européen. L’on se sent l’envie de vivre et d’avoir le cœur qui bat au rythme de l’Allemagne divisée, de l’Allemagne réunifiée.
© Pierre Dolzani
Le plus saisissant reste la mise en place du mur. Fait d’une série de tissus marron suspendus au plafond, qui serviront tantôt d’écran de projection, le mur est criant de vérité à plusieurs titres. D’abord parce que les metteurs en scène, Julie Bertin et Jade Herbulot, et leur scénographe Camille Duchemin, ont eu l’excellente idée de diviser le public en deux. Ensuite, parce que les comédiens incarnent à merveille la sensation de séparation, d’arrachement de leurs frères de sang, de langue et de culture. Mais surtout parce que les deux publics ne vont pas vivre la même chose, ne verront pas exactement les mêmes scènes, les mêmes séquences. L’écriture est ici très astucieuse et hyper efficace : certaines scènes sont jouées simultanément de part et d’autre, si bien qu’on entend qu’il se passe quelque chose qu’on voudrait bien connaître de l’autre côté du mur, mais qu’on est happé par l’intensité de ce qui se passe dans le même temps de ce côté ci. D’emblée on comprend qu’on ne saura jamais ce qui s’est dit, ce qui s’est joué, ce qui s’est tramé dans le camp d’en face. Cet aspect « performance » du spectacle, qui en fait un objet d’art contemporain en même temps que du théâtre, est ici extrêmement réussi.
Bien sûr, la tentation existe de revenir pour revoir le spectacle une seconde fois, vu de l’autre côté. Mais c’est inutile : d’une part parce que c’est du spectacle vivant, et qu’on ne verra jamais exactement la même chose que l’autre public un soir précédent. Surtout, parce que l’essentiel était de ressentir ce qu’ont pu ressentir les Allemands, coupés de leur moitié. Et cela, c’est déjà fait.
Berliner Mauer
conception et mise en scène Julie Bertin et Jade Herbulot, Le Birgit Ensemble
scénographie Camille Duchemin
costumes Camille Aït Allouache
lumière Simon Fritschi
son Marc Bretonnière
plateau François Rey
vidéo Yann Philippe
chef de choeur Nikola Takov
avec Eléonore Arnaud, Julie Bertin, Lou Chauvain, Louise Coldefy, Emilien Diard-Detœuf, Pierre Duprat, Zoé Fauconnet, Anna Fournier, Kevin Garnichat, Jade Herbulot, Lazare Herson-Macarel,
Timothée Lepeltier, Antoine Louvard, Morgane Nairaud, Loïc Riewer, Marie Sambourg, Anaïs Thomas
violoncelle Rachel Colombe
Du 10 au 20 mars 2016
Théâtre des Quartiers d’Ivry
www.theatre-quartiers-ivry.com