Article de Sébastien Scherr
Hystérie et fanatisme
Le plateau est entièrement drapé d’un velours rouge, qui prolonge des rideaux fond scène tombant de part et d’autre d’une reproduction géante de la Vénus d’Urbino du Titien, somptueusement éclairée. La sensualité de la jeune femme nue allongée, au regard droit, se couvrant le sexe de la main gauche, vient habiller l’espace de l’immense plateau vide.
Le tableau a été amputé de son quart nord est, qui offre habituellement une perspective sur un palais vénitien. Y apparaîtra bientôt à la place une photo de l’arrestation de Charles Manson, l’assassin de Sharon Tate, la belle actrice rousse du Bal des Vampires. La perspective et la profondeur remplacées par la provocation. C’est le principe majeur qui anime la création à suivre.
© Samuel Rubio
Une jeune femme exaltée accueille un homme nu peint couleur bronze aux allures de Christ. Elle lui tend un calice sorti d’une petite mallette noire, qu’il boit religieusement. Elle veut s’emparer de l’objet devenu sacré dans un fétichisme sans pudeur. Cet homme est-il une allégorie du Christ ou représente-t-il Manson, qui fut gourou d’une secte intitulée « la famille » ? Muet durant tout le spectacle, il sera au cœur des attentions et préoccupations des femmes qui vont se succéder.
Le spectateur a droit ensuite à une succession de séquences incongrues censées choquer ou émouvoir à défaut de faire sens. Le plateau nu avec pour seul spectacle la belle Vénus fond scène nous est donné à voir pendant les deux minutes et quatorze secondes que dure le tube « Call me » de Blondie, craché à plus de cent décibels ; des poutres immenses tombent des cintres sur le plateau faisant un fracas effroyable tandis qu’une jeune femme se tient debout immobile ; une lettre sera entendue en voix off en suédois, racontant l’amour indéfectible d’une femme souffrant de violentes poussées d’eczéma pour l’homme qui l’a quittée ; une autre, en robe rouge, fumant de temps à autre, dira sa passion pour Jésus, confondue avec sa passion de l’homme et du sexe : « A cinq ans, je me masturbais avec mon crucifix, j’étais déjà amoureuse de toi » ou encore « la tête de la femme est l’homme, la tête de l’homme est Dieu » et « la femme doit adorer l’homme pour adorer Dieu » sont parmi les insanités déversées dans l’oreille attentive de l’auditoire ; la jeune femme partira ensuite dans une crise d’hystérie secouée des spectaculaires soubresauts, rendus célèbres par Charcot qui les donnait déjà à voir aux curieux dans son hôpital au siècle dernier ; notre figure christique debout, toujours nu, aura droit à une prise de sang en direct, offrant le spectacle écœurant du sang qui coule le long du tube transparent pour se déverser dans une poche, poche qui sera ensuite suspendue par une jeune femme à un crochet pour maculer un linceul blanc genre Saint-Suaire ; une jeune femme à la belle et longue chevelure se fait couper les cheveux façon Jeanne d’Arc comme pour entrer au monastère ou dans le couloir qui la mènerait vers la guillotine.
Mais il faut taire l’apothéose du spectacle pour laisser le suspense intact aux spectateurs avides de sensations, qui se précipiteront pour assister à cette nouvelle performance d’Angelica Liddell et de ses adeptes. Si la provocation et l’ineptie sont les critères de l’art contemporain, alors cette artiste catalane en est sans conteste la championne. En revanche, si l’on cherche au théâtre, au-delà de la sensation ou de l’émotion brute, du sens et de la vérité, la performance passe du côté du spectateur qui parvient à tenir jusqu’au bout de la représentation.
Pompeuse et prétentieuse, la scénographie offre une vision rehaussée par le seul talent du peintre de la Renaissance. Rétrograde et réactionnaire, le texte nous présente sans contrechamp un point de vue médiéval du rapport de la femme à Dieu et de sa sexualité. Si le propos était de dénoncer un esprit sectaire ou fanatique, ou est la dénonciation ? Superficielle et choquante, l’utilisation du corps des comédiens : celle d’un homme qui a droit à se faire vider de son sang, quand on sait combien la Croix rouge a chaque année des difficultés à récolter le don de ce précieux fluide de vie ; celle d’une femme, une autre chaque soir, nécessairement, qui subira l’acte castrateur d’une coupe radicale. Tout cela pour assouvir les fantasmes d’une artiste inspirée ! Certes le cinéma fait chaque jour un usage immodéré de moyens considérables, explosions en tout genre, destruction de voitures ou d’hélicoptères… on pourrait en être choqué quand la pauvreté continue de sévir aux quatre coins de la planète. Mais ce qui est choquant ici n’est pas tant la débauche de moyens que l’usage pratiqué réellement pour montrer au public. Le théâtre a habituellement une autre approche de la représentation : on y fait semblant. Le vraisemblable ne tient pas dans la réalité des gestes effectués sur le plateau, mais dans la contextualisation créée par l’écriture dramatique et dans la qualité du jeu des comédiens. Mac Beth n’a pas besoin d’assassiner réellement sur scène pour nous faire comprendre l’horreur du meurtre. Et même le cinéma utilise de l’hémoglobine factice. La pauvreté de la représentation proposée par Mme Liddell tient dans ce cruel manque d’imagination qui l’oblige à exercer ou faire exercer physiquement des actions que son texte ne suffit pas à nous donner à voir. On atteint le degré zéro de la représentation. C’est de la présentation. Or la gabegie de moyens pour atteindre la provocation souhaitée nécessitera forcément une surenchère systématique exigée par le spectateur avide de sensation. Après les « Hunger games » et autres « Games of thrones » au cinéma, si le théâtre se propose d’aller dans ce sens, le public demandera bientôt de vrais gladiateurs, de vraies orgies. Quelle est la prochaine étape ?
« Cantate BWV 4, Christ lag in Todesbanden, Oh, Charles ! », « Primera carta de San Pablo a los Corintios »
Durée 1h25, en espagnol et suédois, surtitré
Texte, mise en scène, scénographie et costumes Angelica Liddell
Lumière Carlos Marquerie
Son Antonio Navarro Vera
Traduction en français Christilla Vasserot
Avec Angelica Liddell, Victoria Aime et, en alternance, Sindo Puche, Ugo Giacomazzi ou Borja Lopez
Figurantes Carine Baillod, Emmanuelle Coutelier, Yaya, Sonia Noya, Murielle Tenger
Infirmière Cécile Beloeil
Du 10 au 15 novembre
Théâtre de l’Odéon
Place de l’Odéon
75006 Paris
http://www.theatre-odeon.eu/fr