« CE QUE VIT LE RHINOCÉROS LORSQU’IL REGARDA DE L’AUTRE CÔTÉ DE LA CLÔTURE » Évoquer Buchenwald pour un public jeune, un pari compliqué

CE QUE VIT LE RHINOCÉROS LORSQU’IL REGARDA DE L’AUTRE CÔTÉ DE LA CLÔTURE de Jens Raschke aux Éditions théâtrales Jeunesse
Texte original en allemand traduit en français par Antoine Palévody

Aussi étonnant que cela puisse paraître, il y avait un zoo à Buchenwald. Construit en 1938 par les premiers détenus, il était censé divertir les familles des gardiens et responsables SS, particulièrement leurs enfants.
Dans la pièce, le zoo est au centre. D’un côté, le monde des bottés dans leur ville aux maisons coquettes, de l’autre, l’univers des rayés, leurs baraque laides et leur immense cheminée à la fumée puante. Le pari de l’auteur est d’évoquer la Shoah sans passer par la case « horreur » et ce, grâce à des personnages peu identifiés : Premier, Deuxième, Troisième, Quatrième et à des animaux souvent métaphoriques : Petite Marmotte, Papa Babouin, Ours, Monsieur Mouflon. Et le rhinocéros, me direz-vous ? Eh bien, il faudra découvrir son rôle à la (presque) fin de la pièce.

On le voit, l’entreprise est ambitieuse et périlleuse. « Imaginez un zoo, un zoo en noir et blanc, zoo-que-si-y-avait-pas-de-clôture-autour-ce-serait-juste-une-forêt-et-pas-un-zoo. » peuplé d’animaux plutôt banals, sauf l’ours, et bien sûr le rhinocéros. Les animaux exotiques ne se sentent pas bien, dans cet univers froid et triste. « C’est trop loin du Bengale » pour le rhino, « c’est trop loin de maman et de ma sœur » pour l’ourson. Les autres tentent de comprendre, compatissent pour certains. Ce serait la même chose dans n’importe quel zoo.
Ce qui est particulier ici, c’est le voisinage. Les rayés sont chargés de nourrir les animaux exotiques ; eux-mêmes mal nourris et surtout effrayés, ils sont les seuls humains à entrer dans les enclos. Et s’ils sont attaqués, personne ne vient à leur secours. Les bottés, eux, ne viennent que le dimanche pour montrer l’ours à leurs enfants. Mais décidément, l’ours déçoit : il est triste, refuse de faire des cabrioles et finit par rester dans sa cabane, invisible. La nostalgie peut tuer, n’est-ce pas ?

Et puis, il y a cette haute cheminée dont la fumée malodorante et empoisonnée finit par faire des ravages : où sont les oiseaux ? … Il y a bien les deux canards qui tournent en rond dans la mare, mais où sont les mésanges, les merles, les pinsons, les simples moineaux ? victimes de l’air empoisonné, sans doute, ils ont disparu. L’ours nouvellement arrivé pose la question.
-C’est comme ça qu’on se chauffe ici.
-Mais c’est le printemps, pas besoin de se chauffer… bizarre, quand même.

Papa Babouin représente la sagesse, c’est-à-dire la collaboration : ne pas fourrer « sa corne là où elle n’a rien à faire », comme le rhinocéros. Ne pas être trop curieux. « Il n’y a que les durs qui durent », c’est sa devise.

L’ours nouveau venu est l’éveilleur de consciences. Il préfère le miel à la chair puante du rayé soigneur. Il faudra qu’il parte, chassé par ses compagnons surtout Papa Babouin. Il part, donc, franchissant les barbelés qui vrombissent. Mais on ne s’échappe pas de Buchenwald. L’image poétique finale ne trompe pas : comme le vrai ours Betty, il sera abattu et servi à la table des SS.

Le ton de la pièce, délibérément naïf, permet d’évoquer les situations tragiques sans avoir recours au « gore » mais cela semble bien difficile. Entre allégories et descriptions réalistes, entre poésie nostalgique et tragédie, le propos risque d’apparaître obscur pour les jeunes spectateurs. Il sera toujours nécessaire de les informer avant le spectacle.

Créé en France le 8 mars 2022 à Lyon, la pièce est lauréate des journées des auteurs de théâtre. Elle a été reprise le 7 mai 2022 au TNP de Villeurbanne.

Informations pratiques

Auteur(s)
Jens Raschke

Prix
8 euros

Éditions Théâtrales
http://www.editionstheatrales.fr