Lauréate Association Beaumarchais SACD en 2018, Naéma Boudoumi porte un texte personnel et émouvant à la scène avec la Compagnie Ginko qu’elle fonde en 2010. Elle rend hommage à son père, immigré algérien devenu ouvrier dans le bâtiment en Normandie et dont la vie bascule après la chute d’un toit. Au-delà des blessures au corps qui se pansent, l’homme est pris d’hallucinations et de bouffées délirantes. Une fois le diagnostic de la maladie mentale posé, le voilà entraîné dans l’engrenage des structures de soins, s’ensuit une descente vertigineuse inéluctable : la perte de son travail, de l’être aimé, sa solitude mais aussi le corps dudit « fou » soumis à la camisole chimique médicamenteuse réagissant à l’arrêt ou à la prise de comprimés (vif ou amorphe, végétatif). Cette expérience forte et singulière et les longues années durant lesquelles Naéma Boudoumi a côtoyé le milieu hospitalier où était soigné son père, lui ont fait voir les écarts entre la réalité du patient et les efforts mis en œuvre par l’équipe médicale qui n’a pas toujours les moyens, ni le temps de comprendre et d’accompagner ces êtres singuliers.
Dans sa nouvelle création Daddy Papillon, la folie de l’Exil, l’autrice et metteuse en scène Naéma Boudoumi pose les images du périple de cet homme, Monsieur B. à la manière du test de Rorschach. Le public est alors libre d’interpréter cette succession de tableaux originaux comme bon lui semble mais il mesure aussi les limites de l’analyse et le rapport à ce thème complexe et peu exploré. La scène d’ouverture avec un immense amas de fils entremêlés (métaphore de la pensée et du taudis dans lequel vit l’individu) et l’arrivée de deux pompiers montrent l’état d’urgence dans la prise en compte de la maladie et de la misère qui semblent se fondre dans la scénographie textile et faire corps avec l’interprète, totalement invisible aux yeux du monde ! Papillon, homme végétal, homme fleur, mouche… les transformations surprenantes apportent joies et légèreté et dénoncent aussi des situations absurdes. À l’instar du Docteur Mouche pondeur de traitement ou en blouse blanche gesticulant devant le patient de manière incontrôlée, interprété par le circassien Maxime Pairault. C’est un regard accusateur sur le corps médical (pluie de pilules) en décalage total avec le patient pris de visions oniriques et ubuesques.
© Baptiste Muzard
Dans ce voyage intérieur se dévoilent à mesure les pans de la vie de Monsieur B. et les réminiscences de sa mémoire dans une temporalité éclatée, un moment suspendu dans un espace épuré ou recouvert de matières textiles où se glisse l’imaginaire du spectateur. La roue de Cyr virevolte entre les doigts du circassien Carlos Lima et lui impose les limites, celle de la maladie qu’elle symbolise et le repli sur soi dans un espace confiné ou ouvert (fenêtre, lit, traversée…). Le jeu du comédien fait ressortir l’humanité du personnage à travers sa fragilité et sa douceur de vivre. La dramaturgie portée par l’immigré malade est accentuée par son décalage avec la réalité et aussi la mort omniprésente (mouches, faim, perte d’identité…).
Naéma Boudoumi fait un choix judicieux en laissant la place au corps en danses, acrobaties et travestissements des comédiens. Une instabilité d’où résonne la voix de la douce folie et celle de l’exilé de tout temps qui perd ses repères et se confronte à la dureté de la société qui l’entoure, continuant à rêver et à espérer malgré son isolement et ses difficultés. Ce rapprochement intéressant est mis en lumière à travers l’histoire de Monsieur B., un homme simple pour lesquelles les petites choses du quotidien sont déjà une aventure. La construction imagée et poétique est réussie mais le rythme s’essouffle et les dialogues trop poussés parfois peinent, tandis que les silences s’intègrent parfaitement, un choix dans la composition encore à ajuster. Daddy Papillon, la folie de l’Exil ouvre la réflexion sur des sujets délicats tels que l’accompagnement social, la précarité, la solitude et les préjugés. Le quatrième mur est de temps à autre brisé par l’apostrophe des comédiens dans une volonté de prise de conscience du public et un désir fort de rencontres. Un voyage visuel et sonore, coloré de la diversité culturelle et artistique de la Compagnie Ginko.
Informations pratiques
Auteur(s)
Naéma Boudoumi
Mise en scène
Naéma Boudoumi
Avec
Arnaud Dupont, Carlos Lima et Maxime Pairault
Conseil dramaturgique
Pierre Phillipe Meden
Cirque chorégraphique
Anna Rodriguez
Scénographie numérique
Serge Meyer
Scénographie textile et création costume
Sarah Topalian
Création lumière
Paul Galeron
Création sonore
Thomas Barlatier
Dates
Du 15 au 19 avril 2019 aux Plateaux Sauvages, Paris (75)
Du 12 au 13 septembre 2019 à Mains d’Oeuvres, Saint-Ouen (93)
3 et 4 octobre 2019 au Théâtre-Paris-Villette, Festival SPOT #6, Paris (75)
Novembre 2019 au Festival Arts et Déchirures, Rouen (76)
Du 25 au 29 novembre 2019 au Théâtre des Bains Douche/Le Volcan, Le Havre (76)
Durée
1h30 environ
Adresse
Les Plateaux Sauvages
5, rue des Plâtrières
75020 Paris
Informations complémentaires
Les Plateaux Sauvages
Compagnie Ginko
cieginko.com