Article de Paula Gomes
Chaises en délire, un théâtre réinventé
Deux chaises positionnées sur un plateau vide, délimité par une ligne blanche. Nicolas Gousseff, seul en scène, nous présente un couple, Elle et Lui. Elle, plutôt coquette est devant sa coiffeuse, Lui se promène dans la chambre un peu nerveux. Ils se disputent au sujet de la tortue et du limaçon. Elle démontre qu’il n’y a pas de différence, Lui affirme le contraire. Au-dehors, bruits et coups de feu retentissent. Dans la nuit, les conflits s’intensifient partout. Vaudeville burlesque ou tragédie domestique ? … ou tragédie de la langue ? où ce couple claquemuré est dans l’impossibilité de rester ensemble, ni de se séparer alors que le monde change autour. Une performance incroyable, manipulations précises et ingénieuses avec des chaises dans tous leurs états : chaise en main, chaise en corps, texte en chaise, chaises barricades, bouclier contre les menaces des belligérants… Comme la marionnette, la chaise se manipule et renvoie une autre écoute du texte. Le phrasé rend actif, sous forme de personnages fantômes, il localise l’attention du public dès la première inclinaison de l’objet. Parfois le corps du comédien entre en jeu brièvement, il s’assoit, s’évente et danse. Un moment réjouissant et poétique où le public est entraîné dans ce délire de sens. Chacun peut se projeter avec sa propre histoire.
© François Lazaro
Nicolas Gousseff et François Lazaro présentent une œuvre originale et très élaborée. Nicolas sait s’effacer derrière les chaises et il donne aussi la tonalité des personnages par quelques gestes bien marqués. Par moments, un ballet s’opère tant le mouvement est maîtrisé dans les affrontements, les déplacements et l’occupation de l’espace. Les tensions sont palpables. Le jeu est énergique. Le spectateur est actif tout au long de la pièce : effets de surprise, jeux de lumière et bande son muette, projetée dans le fond, matérialisant l’agitation et les cris. La visualisation mentale fait résonner les événements extérieurs (guerres, victoires, conflits). Il faut savourer en instantané et ne pas chercher le raisonnement pour profiter de la magie. Bravo pour ce travail remarquable.
© François Lazaro
Ecrit en 1962, le texte de Ionesco montre à travers les sempiternelles querelles d’un couple, renfermé sur lui-même, le rapport de l’Homme au monde, aux conflits. Une grenade confondue avec une carapace de tortue-limaçon et le débat sémantique est relancé. Malgré l’intrusion dans l’espace intime, la guerre puis le retour au calme, la vie suit son cours : impossibilité de corriger l’histoire. Désordres, tragique angoissant, folie mais aussi énormément d’humour. Par ce théâtre du sens, Ionesco dérange la société par des angoisses métaphysiques. Cela renvoie à l’Histoire mais aussi à l’actualité. Si repli sur soi, démission de la chose politique en pensant que ça ira mieux, quel sera l’avenir ?
« Délire à deux » de Eugène Ionesco
Co-mise en scène Nicolas Gousseff et François Lazaro
Scénographie Nicolas Gousseff
Paysage graphique Brice Notin
Interprétation –manipulation Nicolas Gousseff
Coproduction Théâtre Qui, Clastic Théâtre, Théâtre aux Mains Nues
Spectacle soutenu par le Théâtre aux Mains Nues et le Clastic Théâtre dans le cadre du dispositif compagnonnage-marionnette.
Du 27 au 29 janvier à 20h, le 30 janvier à 16h et 20h et le 31 janvier à 20h
Au Théâtre aux Mains Nues
45, rue du Clos
75020 Paris
http://www.theatre-aux-mains-nues.fr/