Article de Bruno Deslot
Le clair-obscur de la vie
« Deux ampoules sur cinq » représentée la saison passée au TGP est à nouveau programmée à la Maison des Métallos dans une ambiance intimiste et peuplée de zones d’ombres qu’éclairent les spectateurs du premier rang , à l’aide de lampe de poche. Un parti-pris de mise en scène permettant au public de s’approprier, à sa manière, l’esquisse la vie fragmentée d’Anna Akhmatova, par un régime politique pratiquant la censure de manière drastique.
Au milieu du plateau, dans une semi-obscurité, une longue table sur laquelle sont empilés des ouvrages dont les couvertures abîmées expriment des heures de lectures attentives. Seules, deux lampes torche, éclairent les visages des deux comédiennes au rythme d’une parole relayée par une succession de dates extraites aux notes de Lydia Tchoukovskaïa (1907-1996) sur Anna Akhmatova (1889-1966), grande poétesse du XXe siècle qui connut un immense succès de 1912 à 1922, année où elle fut interdite de publication. Depuis son enfance, Lydia est une fervente admiratrice d’Anna, elle connaît tous ses poèmes par cœur. Elle décide de la rencontrer le 21 novembre 1938 chez elle pour la première fois. Même si le danger est constant, Lydia décide de faire un journal de leurs entretiens quasi quotidiens (de 1938 à 1966). Dès lors une relation unique se tisse entre les deux femmes, et c’est avec pudeur et intelligence qu’Isabelle Lafon restitue une parole dérobée, livrée dans l’urgence et portant en filigrane tous les événements d’une Russie en pleine purge stalinienne.
Installée à la table de travail, Lydia écoute attentivement Anna, placée à sa gauche, prenant des notes de leurs échanges, commentés par Anna se rapprochant de Lydia à mesure que les dates défilent. Un halo de lumière éclaire le visage des deux comédiennes afin de restituer au mieux l’absence d’éclairage durant ses années sombres où tout devait être caché afin de n’être ni dénoncé, ni détruit. Lydia lit à Anna ses notes que cette dernière argumentent de propos personnels livrés parfois avec peine et souffrance. Malgré tout, l’ensemble de la proposition demeure léger et même souvent comique, dès lors qu’Anna libère une parole franche et tranchée à propos de sa vie. Le spectacle exprime toute l’horreur d’une Russie sous tension mais avec une force dramaturgique d’une extrême intelligence car l’essentiel n’est pas dit, il reste à découvrir, à comprendre afin de mettre en résonance la Russie stalinienne avec celle de Poutine. L’exploration de la vie d’Anna n’observe aucune continuité stricte et place le public dans un ailleurs toujours plus incertain et dérangeant. C’est avec force et talent que les deux comédiennes, Isabelle Lafon et Johanna Korthals Altes, interprètent, d’un bout à l’autre, la proposition de main de maître.
L’adaptation des Notes sur Anna Akhmatova est simple et efficace en recourant à une énonciation qui ne cherche pas à livrer aux spectateurs un récit biographique observant une chronologie rigoureuse mais des échanges, parfois surprenants, entre deux femmes, qui chacune, se raconte à leur manière par le prisme de la poésie. C’est du grand art.
Deux ampoules sur cinq
Librement inspiré des Notes sur Anna Akhmatova de Lydia Tchoukoskaïa
Adaptation et mise en scène Isabelle Lafon
Traduction Bronisla Steinlucht, Isabelle Lafon
Avec Johanna Korthals, Isabelle Lafon
Du 15 au 27 septembre 2015
Maison des Métallos
94 rue Jean-Pierre Timbaud
75011 Paris
http://www.maisondesmetallos.org/