Article de Céline Coturel
Entre deux eaux
Bénédicte Cerutti, l’interprète unique d’« Eau sauvage », mène un dialogue contemporain, écrit par Valérie Mréjen, avec une justesse de ton désarmante. On pourrait parler de monologue, mais le mot sonnerait faux. La jeune femme est l’enfant d’un père qui monopolise toute la parole, avec affection et maladresse. Ce qu’elle dit, ce sont ses mots à lui. Et dans sa bouche, ils prennent une tout autre résonance.
© Simon Gosselin
Dans un espace carré et lumineux, une jeune femme nous fait face. Bénédicte Cerutti est comme l’œuvre d’un tableau visuel et sonore que l’on observe et que l’on écoute. Elle ne sort jamais du cadre. Elle est vêtue simplement, en chemise et pantalon d’intérieur, les pieds nus. L’actrice se déplace peu, captivante dans les moindres détails. Elle parle avec ses mains, avec son corps. Toute l’énergie qu’elle dégage passe par sa voix forte et joliment pincée, et par l’expression corporelle et faciale qu’elle émet. Quand elle change de position, c’est avec une grâce légère et des gestes lents de chatte tranquille. Elle s’assoit contre un mur. Elle appuie son dos contre le sol, les jambes relevées. Ou reste debout la plupart du temps. Cet espace paraît sien, son refuge peut-être, une chambre symbolique. Ce sentiment est amplifié par la moquette, laquelle calfeutre les bruits. De même, le mur du fond n’est pas un mur peint, froid ou opaque. Ce mur est mouvant, lumineux et flou. Il s’agit d’un système vidéo discret et ingénieux qui filme en direct la comédienne et la rétro-projette au second plan, agrandit sur la toile. Tout tend vers un système d’échos étouffés, seule la voix compte. Car la comédienne parle. Beaucoup. Des phrases, des questions, des suggestions ponctuées par de nombreuses respirations, par de nombreux silences. Pourtant, rien de ce qu’elle dit ne sont ses mots. Ils lui sont prêtés, de façon réflexive, répétitive, brutale ou humoristique. Des conseils qu’elle a entendus mille fois, des messages laissés sur son répondeur, des remarques qui détonnent comme un gentil boulet de canon. « Je te donne de l’argent pour une paire d’escarpins et tu te pointes en sandalettes ! J’en ai assez, assez. Ça va pour mettre avec un jean, mais pas une jolie jupe. C’est sport ! On ne met pas des chaussures sport avec une jupe ! Tu as l’air attifée pour Mardi Gras. ».
© Simon Gosselin
C’est une écriture très orale que nous propose Valérie Mréjen. On jubile, on rit, on reconnaît les propos d’un père aimant et universel. Ce que l’on dit parfois par devoir, avec l’idée que l’on se fait d’être parent forgé par la société occidentale dans laquelle on vit. On fait ce que l’on peut avec l’éducation que l’on a reçue. Julien Fisera explore « le temps d’acclimatation entre adultes, lorsque nous avons quitté l’enfance et qu’un nouveau rapport s’instaure brutalement avec nos parents. » Les notes de musique finales peuvent être perçues comme une délivrance, le cerveau qui se déconnecte enfin afin de lâcher prise pour de bon. Et qui fait peau neuve.
Eau sauvage
Texte de Valérie Mréjen
Mise en scène de Julien Fisera (Compagnie Espace commun)
Avec Bénédicte Cerutti
Espace Virginie Mira
Dispositif et régie vidéo Jérémie Scheidler
Lumières Kelig Le Bars
Musique Alexandre Meyer
Costume Benjamin Moreau
Réalisation costume Marie Vernhes
Construction Jean-Claude Czarnecka
Régie générale et régie lumières arNo Seghiri
Le texte est publié aux Editions Allia, Paris
du 15 septembre au 2 octobre 2016
Théatre de Paris-Villette
211 avenue Jean Jaurès
75019 Paris
http://www.theatre-paris-villette.fr/