Entretien avec Thomas Jolly : « Le théâtre est l’art et l’outil qui rappelle à l’être humain qu’il est vivant et qu’il n’est pas seul ».

Entretien réalisé par Ondine Bérenger

Merci à Juliette L. pour l’aide à la retranscription

On ne présente plus Thomas Jolly, l’acteur et metteur en scène prolifique dont le travail a été fortement remarqué depuis son marathon théâtral d’Henry VI, présenté au Festival d’Avignon en 2014. Il revient cette année avec deux projets très attendus : le Radeau de la Méduse, de Georg Kaiser, mis en scène avec le groupe 42 de l’école du TNS d’une part, et d’autre part, un feuilleton théâtral quotidien sur l’histoire du festival, réalisé par sa compagnie, la Piccola Familia. Regard pétillant et sourire inébranlable malgré les béquilles qui ne le quittent plus depuis sa « gérardphilippade » au Jardin Ceccano, il a répondu avec générosité à toutes nos questions.

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© Olivier Metzger Modds

Ondine Bérenger : Tu es à la fois acteur et metteur en scène, qu’est-ce qui t’attire dans ces deux exercices ?

Thomas Jolly : Je suis d’abord un acteur. Et d’ailleurs, je conçois mon métier de metteur en scène de cette place d’acteur. Qu’est-ce qui m’a attiré étant petit ? Je pense que j’ai assez rapidement compris que j’étais plus libre et plus moi-même – c’est contradictoire, peut-être paradoxal – mais je suis plus proche de ce que je suis quand je suis sur un plateau, en train de dire les mots d’un autre, dans une situation qui n’est pas la mienne, qu’ici dans la vie. En tout cas, j’y trouve un espace d’expression et de brassage de mon identité. C’est comme une sorte d’enquête sur qui je suis.

J’ai aussi eu la chance d’intégrer vers l’âge de douze ans une compagnie d’enfants, donc le théâtre n’a jamais été un loisir mais tout de suite un travail. Je trouve un plaisir à la construction collective, au groupe, à la tournée, à l’exigence aussi. Voilà pour l’acteur.

Pour le metteur en scène, c’est venu bien plus tard, lorsque l’acteur a été un peu mis à mal. L’école du TNB – je peux le dire aujourd’hui – a été un cursus formidable. Mais à l’époque et pendant quelques années après, j’étais complètement perdu. L’école ne m’a rien appris : elle m’a tout désappris. Stanislas Nordey avait pensé une pédagogie très belle mais rude quand on n’y est pas préparé. C’est une école qui te demande de réfléchir vraiment à qui tu es, de travailler à ta singularité, et c’est difficile d’aller brasser ces choses-là, donc petit à petit le plaisir d’acteur se perd. On change d’intervenant toutes les six semaines, donc d’un coup tu es matraqué d’information, de diverses esthétiques, de divers genres de théâtre et tu ne sais plus ce que tu aimes faire ou non. Tellement d’outils qu’il a fallu que je les trie, et que l’acteur s’est un peu déprécié : j’avais du mal à monter sur un plateau, c’était presque une souffrance. Mais puisque j’avais consacré ma vie depuis dix ans au théâtre, je me suis dit que j’allais passer à un autre endroit : la mise en scène. J’avais également envie d’interroger cette place-là. En tant qu’acteur, j’avais pas mal de résistance avec ce qu’on me proposait. Je sentais que j’avais une autre vision possible et que j’avais du mal à l’exprimer dans ce qu’on me demandait de faire. Donc j’ai pris cette place-là, en gardant quand même un pied dans le jeu, mais c’est seulement en 2012/2013, soit six ans après la sortie de l’école, que le plaisir de l’acteur est revenu, et qu’aujourd’hui, ça y est, je suis pleinement heureux des deux métiers que je fais. Après, ce qui m’attire dans la mise en scène, mon vrai plaisir, c’est d’être le « super-spectateur » et de coordonner ce que demande le texte avec les êtres humains qui vont travailler à la création, pour le spectre le plus large de spectateurs. Essayer d’être le maître d’œuvre d’un outil que je souhaite le plus utile et le plus éclairant possible pour les temps qu’on traverse, ça, c’est mon plaisir de metteur en scène.

O.B : T’intéresses-tu, professionnellement, à d’autres formes d’art ?

T.J : J’ai eu besoin d’être un peu un intégriste du théâtre. J’avais des discours du type « je ne ferai jamais de cinéma, pas de captation de mes spectacles, le spectacle vivant ne se regarde pas à la télé ». J’ai eu besoin de ça pour définir très profondément et très précisément le théâtre que moi, j’avais envie de proposer. C’est vrai que depuis deux ou trois ans, je commence à entrevoir des ponts possibles et des envies personnelles. Mais la transdisciplinarité, ou la pluridisciplinarité n’est pas une chose qui me fait envie. J’aime beaucoup la radicalité du théâtre : un texte dit par une personne vivante devant une autre personne vivante, si possible sans micro et sans gros plan sur écran géant, mais avec ce rapport-là de l’orateur, du conteur, cette vieille tradition du mot-à-mot face à un spectateur.

Cela dit, je commence à avoir des envies de cinéma, de réalisation. Je ne suis pas sûr que la vidéo ait quelque chose à donner au théâtre – c’est mon avis – par contre, je pense que le théâtre a quelque chose à donner à la vidéo, en termes de force d’image. Par exemple, il y a des pièces comme Richard III, comme Le Radeau de la Méduse, ou des pièces de Corneille, qui sont de formidables scénarios. Ça ne veut pas dire faire des pièces cinématographiques, mais peut-être reprendre ces structures narratives pour inventer un cinéma qui serait proche de Méliès ou de Baz Luhrmann, ou avec une image très théâtrale à la Tarantino, par exemple. A suivre…

Là, je démarre l’opéra, je vais découvrir la danse avec Eliogabalo… Plus ça va, et plus je fais appel à des créateurs autonomes dont j’aime le travail, et que j’invite à travailler dans mes créations. Par exemple Sylvain Wavrant pour les costumes de Richard, Maud Le Pladec pour les chorégraphies ou Gareth Pugh pour les costumes d’Eliogabalo, de même qu’Antoine Travert qui est un créateur lumière qui vient du concert pour Richard et Eliogabalo… C’est plutôt d’autres artistes que d’autres arts.

O.B : Tu dis aimer l’éphémère du théâtre, alors pourquoi avoir finalement voulu faire des captations de Richard III et d’Henry VI ?

T.J : Je ne voulais pas. J’ai été « obligé ». Il y avait un partenariat autour d’Henry VI : le festival d’Avignon voulait organiser un live avec France 2 et Culturebox pendant dix-huit heures. Et parce que c’était du live, j’ai dit oui, en me disant que le théâtre, c’est être tous au même endroit en même temps. Là, on ne serait pas tous au même endroit mais on serait dans le même temps. Il y avait six cents spectateurs à la Fabrica et je crois trente mille connexions dans le monde entier pendant les dix-huit heures, et ça, ça me donnait un prolongement de la définition même de théâtre.

L’autre chose que j’ai découverte à ce moment-là, c’est la force d’une caméra sur le visage des acteurs. Je confesse que j’ai découvert un spectacle qui pourtant était créé depuis 2012 (pour la première partie), que je connaissais, que j’avais vu maintes fois. Tout à coup, je découvrais mon propre spectacle par la force et la proximité de la caméra sur le visage des acteurs. Une larme, qui au quinzième rang ne se voit pas, tout à coup prenait un sens très fort à l’image. Je me suis dit qu’il y avait là un potentiel, donc j’ai accepté de faire des captations pour ces deux raisons : d’abord, ça déployait les publics, qui ne pouvaient pas être là parce que le spectacle était complet, et ensuite pour cette nouvelle facette du travail. J’avais même tweeté à Culturebox qu’ils étaient un peu comme les anciennes jumelles du théâtre : tout à coup, on avait accès à d’autres facettes du spectacle. Pour Richard III, on a continué également parce que j’ai une très belle affinité avec Julien Condemine, qui est l’un des réalisateurs d’Henry VI et de Richard III. Il y a un vrai partenariat sur la réalisation : il reste le réalisateur mais j’y suis très sensible, je suis invité au montage, je participe à tout ça. Après, ce qui est formidable dans mon envie que le théâtre soit un art qui se partage et se prolonge, c’est qu’il reste un art éphémère. C’est surtout ça qui compte. Au moment où les gens voient Henry VI, ils ont un vrai enthousiasme et donc cet enthousiasme peut perdurer via les DVD. Mais ce ne sera jamais la même chose et les gens le savent aussi. C’est comme acheter un album d’un artiste et aller le voir en live. Tu as plaisir à réécouter l’album chez toi, mais rien ne remplace le plaisir du live.

O.B : Est-ce que tu écris ou comptes écrire un jour – que ce soit de la fiction ou des écrits théoriques ?

T.J : C’est amusant que tu me poses cette question. Avec ma non-nomination au TNB, c’est l’heure pour moi de faire un bilan. Ne pas avoir été nommé m’empêche de continuer à me projeter : j’avais engagé les dix prochaines années de ma vie dans cette maison, et je pense que si j’y avais été, je n’aurais pas eu le temps de me poser de question. Mais là, on est en 2016, on a créé la compagnie en 2006, dix années de compagnie mériteraient de poser un peu les préceptes de tout ce qu’on a vécu, tout ce qu’on a créé, que ce soit dans la joie ou la difficulté. Je sens que j’ai besoin de faire mon propre bilan ; en tout cas je vais l’écrire pour moi-même.

En termes d’écriture fictionnelle, quand j’étais jeune, j’ai écrit des pièces qui sont chez moi, qui n’ont pas été jouées ni éditées. Peut-être que ça reviendra. Si je sentais une légitimité de ma parole aujourd’hui, alors je serais auteur. Pour l’instant, j’ai choisi cet art éphémère parce que je sens que ma parole n’est pas assez légitime, en tout cas moins que celle de Shakespeare, de Kaiser et des auteurs que je monte.

O.B : Tu vas monter Eliogabalo à l’Opéra de Paris qui n’est pas réputé pour être très populaire. Qu’attends-tu de cette institution ?

T.J : D’abord, l’opéra fait beaucoup de choses depuis plusieurs années sur le décloisonnement et sur l’ouverture. Mais n’oublions pas que l’opéra est un art total, et que pour faire de l’art total, il faut beaucoup d’êtres humains à l’œuvre, d’où le prix. Les gens oublient que c’est un art qui nécessite beaucoup de personnes et de temps. Un orchestre de cinquante personnes, une trentaine de techniciens, des interprètes, on arrive rapidement à des équipes de cent, cent vingt, cent cinquante personnes, avec les chœurs on peut monter jusqu’à deux ou trois cents personnes pour une représentation. Le prix est amoindri par les subventions même s’il reste cher. Je trouve ça très beau ce qu’ils font pour les avant-premières jeunes à dix euros, par exemple. Je serais pour qu’on baisse encore davantage le prix, mais à un moment donné, le prix de l’art est une vraie donnée. Je ne suis pas pour la gratuité. Le Ciel, la Nuit, la Pierre glorieuse est gratuit parce que la forme invite à ça, mais je crois que l’art a un prix.

Artistiquement, mon enjeu est toujours le même : comment rendre claire l’œuvre et comment réussir à être au plus près du contexte dans lequel elle a été écrite et de l’auteur ? Je pense qu’Eliogabalo a un fort potentiel. C’est une pièce qu’on va découvrir, qui a très peu été montée, le livret n’a pas été édité, il n’y a pas eu d’enregistrements musicaux ; ça va être surprenant pour les gens. Mais ça restera une œuvre en italien, avec de la musique baroque. En tout cas, je souhaite que ces a priori qu’on peut avoir sur la difficulté à entendre et à comprendre soient levés, et pour cela je ferai comme d’habitude. Un spectateur n’a pas besoin d’avoir un bagage préétabli pour appréhender une œuvre quelle qu’elle soit : musique, cinéma, opéra, théâtre… Par contre, un des enjeux de la période est de lever ces appréhensions, parce que beaucoup de spectateurs en ont. Et ça, c’est mon travail.

O.B : Tu conserves donc cette volonté même à l’opéra. Beaucoup de gens vont y aller pour la première fois parce que tu es le metteur en scène…

T.J : C’est aussi la très belle histoire que j’écris avec les publics. Ce n’est pas du one shot, le théâtre. Je ne pense pas « une création et puis basta », je pense un ensemble. Un jour, ça fera peut-être une œuvre, je ne sais pas. Henry VI et Richard III font un tout, le Radeau de la Méduse s’inscrit ailleurs, mais Eliogabalo est encore une figure politique et monstrueuse, Fantasio m’emmène à du théâtre mêlé à de l’opéra… Les publics lisent, voyagent dans ces propositions, c’est aussi une très belle chose qu’on a réussie dans la compagnie. On a une histoire avec les publics, avec certains depuis très longtemps. Là, il y a par exemple un couple qui vient tous les jours au jardin Ceccano voir la Piccola Familia et qui était aux premières d’Arlequin poli par l’amour en 2006. Et puis, il y a des histoires qui s’écrivent depuis Henry VI, d’autres depuis Richard III et j’espère qu’il y en aura encore par la suite. J’imagine qu’il y a aussi des spectateurs qui lâchent l’affaire, mais en tout cas, je ne pense pas chaque création de manière autonome : il faut trouver du liant dans tout ça.

O.B : Pour « Le Ciel, la Nuit, et la Pierre glorieuse », la Piccola Familia a fait appel à des enfants. De façon plus générale, vous réalisez également diverses actions culturelles. Avez-vous, toi et la compagnie, un intérêt particulier pour le jeune public ? Pourriez-vous/tu être amené à réaliser des spectacles jeune public ?

T.J : J’en rêve. Mais ça me fait très peur parce que je pense que c’est le public le pire. J’en ai très très envie. J’ai même failli faire un spectacle sur le mythe de Tantale avec un texte de Manon Thorel, mais on a abandonné l’idée parce que ce n’était pas la bonne matière. Par contre, si je fais un spectacle jeune public, ce sera un très grand spectacle sur un très grand plateau avec de grandes images. Ne pensons pas jeune public égal petit spectacle. Après, le jeune public se pense aussi avec le plus vieux public. Mais c’est vrai qu’on n’emmène pas un enfant de cinq ans voir Richard III… Encore qu’il y en a eu. Je ne pense pas qu’il y ait un âge limite pour commencer à aborder le théâtre. Mais réfléchir à une œuvre pour le jeune public, oui. Mais pour moi, ce n’est pas en lien avec les actions culturelles qu’on mène, c’est encore autre chose. Les actions sont structurantes pour les territoires, structurantes pour le public parce que je pense que le théâtre est un outil formidable pour chacun, dès le plus jeune âge, mais pour moi ce n’est pas relié.

O.B : Comment vis-tu l’ultra-médiatisation dont tu fais l’objet ?

T.J : Naïvement. Que les choses soient claires : je n’ai pas une attachée de presse qui me trouve des rendez-vous avec les journalistes. Les journalistes arrivent tous seuls depuis Henry VI, ainsi que des nouveaux médias. Le premier a été « C’est à vous » sur France 5 qui, en septembre 2014, m’a invité pour parler d’Henry VI. Ça m’a bluffé. Et puis il y a eu le Supplément sur Canal +, puis TF1, puis Laurent Ruquier… En fait, les journaux, les critiques, les blogs, c’est plutôt classique, mais il y a de nouveaux médias qui sont venus pour parler de théâtre. Le théâtre et la télévision ont du mal à trouver leur accord – le théâtre et les médias de manière générale – et je trouve ça dommage, parce que la télévision et les grands médias sont aussi un moyen de toucher un plus large public. Il y a des gens qui sont venus voir Richard III parce qu’ils m’avaient vu à la télévision, tout simplement, et qui ensuite ont continué d’aller au théâtre. J’ai des mails de spectateurs qui sont hallucinants. Du coup, je ne le vis pas pour moi, je le vis pour le théâtre, je me dis « c’est bien, on parle de théâtre ». Mais finalement, je m’en fiche un peu pour moi-même. Je sais qu’il y a un truc qui se comprend mal, on se dit « Thomas Jolly voudrait être en tête d’affiche » mais pas du tout, ce n’est pas mon but. Je n’œuvre en rien pour cela, c’est le travail qui appelle ces médias-là. Après, évidemment, je joue le jeu, mais j’ai aussi refusé des émissions, des choses qui me semblaient à côté de la plaque par rapport à ce que j’avais à raconter, j’ai aussi revu des papiers qui ne me semblaient pas justes. La médiatisation pour moi n’est pas un gros mot, et puis, je ne suis pas Beyoncé non plus, ça reste du théâtre. Mais peut-être que ça désamorce une idée du théâtre qui est quand même nébuleuse pour beaucoup de gens en France. Je ne connais pas de gens qui disent « je n’aime pas le cinéma » ou « je n’aime pas la musique ». On peut entendre « je n’aime pas ce réalisateur ou cet acteur », « je n’aime pas ce chanteur ou cette chanteuse » mais pas « je n’aime pas la musique ou le cinéma ». On entend par contre « je n’aime pas le théâtre ». Pour moi c’est un problème. On ne peut pas ne pas aimer le théâtre. On peut ne pas aimer un certain type de théâtre, d’acteur, d’esthétique, d’accord, mais on ne peut pas ne pas aimer le théâtre. Donc les médias, je crois qu’il faut savoir les utiliser à cet endroit-là pour inviter à découvrir le théâtre, désamorcer les appréhensions, l’intimidation des bâtiments, des œuvres… C’est comme ça que je vois la question de la médiatisation. Mais je le vis bien.

O.B : Tu déchaînes également beaucoup les passions sur les réseaux sociaux, comment le vis-tu ? As-tu le sentiment d’incarner une forme de modèle ou de porter les espoirs d’un certain public ?

T.J : Je répète toujours que je ne peux pas être un modèle, et je ne fais rien pour en être un, car il n’y en a pas. Comme en amour, si on savait comment marchait le théâtre, s’il y avait des modèles à suivre, on serait moins malheureux en amour et le théâtre serait un art moins difficile d’accès.

Les réseaux sociaux ? Comment te dire… Internet est arrivé très vite chez moi, j’ai eu un téléphone portable à la fin du lycée, on pourrait plus ou moins parler de « digital native » même si je suis né un peu avant. Donc Facebook était, comme pour chacun, un outil social avec mes amis, puis c’est devenu un outil de communication professionnelle, tout comme Twitter. Ce n’était pas par stratégie de communication, j’avais déjà des comptes. Alors forcément, je vois ce qui se dit sur moi, je lis des critiques, je réponds à des gens, on interagit et pour moi c’est un lien possible avec les spectateurs. Et pour eux, c’est un lien possible avec les artistes de la compagnie. Je crois que ces réseaux créent une passerelle numérique et virtuelle dans un premier temps, qui devient réelle dans un deuxième temps. Dans un premier temps, ils permettent de faire une passerelle vers le théâtre : un teaser lancé sur Facebook peut donner envie aux gens de venir toquer à la porte et de rentrer dans le spectacle. Un jour, au cours d’une rencontre avec des lycéens, il y en a un qui m’a dit, texto : « Pourquoi vous vous emmerdez à jouer tous les soirs la même chose alors que vous pourriez l’enregistrer et diffuser ça devant les gens tous les soirs ? ». Voilà. C’est une question d’un adolescent de 16 ans aujourd’hui en 2016 vis-à-vis du théâtre. C’est donc bien que la question du vivant à vivant n’est pas comprise, entendue, sue, connue et éprouvée, alors que c’est une qualité que seul le théâtre possède. Les réseaux sociaux permettent d’avoir ce premier lien virtuel, mais qui amène vers ce vrai lien, essentiel et structurant, d’être entre vivants.

O.B : Donc tu n’as pas peur d’être pris dans une sorte de « star system » ?

T.J : C’est le jeu, c’est un métier exposé. Si ça devenait trop douloureux, ou trop bizarre, je prendrais du recul et fermerais mes comptes – je ne me sens pas prisonnier. J’ai lu dans Le Monde cette semaine « à Avignon comme ailleurs Thomas Jolly est une star »… En fait, pour tout te dire : je travaille. C’est ça la réponse à la question, je ne fais que travailler, du lundi neuf heures au dimanche deux heures du matin, je travaille. Les réseaux sociaux, la presse, ce sont des conséquences de ça, mais pas le moteur. Le moteur c’est le boulot, c’est la scène, c’est le théâtre. En fait, je suis plutôt étonné, parce que je suis très enfermé dans mon boulot, dans ma salle noire, dans mes bouquins, avec les acteurs, et puis je me rends compte qu’il y a une onde de choc de mon travail. Mais je ne veux pas la générer, elle est inhérente à ce travail. Pour l’instant elle ne me pollue pas. Après, on lit des choses douloureuses, violentes – incompréhensiblement violentes d’ailleurs – ou au contraire complètement passionnées et passionnelles…. Mais c’est aussi la force de l’art, ça vient taper à des endroits que je ne soupçonne pas. Je ne soupçonne pas, par exemple, que l’histoire de Richard III va toucher profondément quelqu’un quand je suis en train de travailler. C’est la force de l’art. Moi, par exemple, je suis resté bloqué à Beaubourg devant un tableau de Mark Rothko. Bloqué, mais bloqué à pleurer, pour de la peinture ! Mais cela, je ne le cherche pas, si ça arrive, c’est que c’est l’objet théâtral qui le génère.

O.B : Y a-t-il un rôle que tu rêverais de jouer ?

T.J : Saint Genest, dans le Véritable Saint Genest de Rotrou, pièce méconnue. Saint Genest est le saint patron des comédiens. Son histoire est assez belle, puisqu’il doit jouer qu’il a une révélation divine sur scène, et il a une révélation divine, mais personne ne s’en rend compte. En plus, on est sous l’empire romain, au moment des conflits entre la religion polythéiste romaine et le christianisme, donc il y a une tension politique très forte à cet endroit-là. C’est une pièce superbe.

Mais il y a aussi une chose : c’est que je n’avais pas de rêve pour moi, pour mon théâtre, pour ma « carrière ». Je n’avais pas de rêve. Il y a moins d’un an et demi, je passais devant l’opéra Garnier en me disant « peut-être un jour qui sait ? » mais sans l’espérer profondément. « Peut-être qu’un jour je ferai une mise en scène à l’opéra de Paris ? ». Deux mois après, on me le propose, sans que je ne le voie venir. Je me disais « Avignon, peut-être quand j’aurai quarante ou cinquante ans, je jouerai au festival. Il faudra que je commence par le Off, que j’aille y jouer mes pièces » et puis paf, on me propose de jouer Henry VI. L’Odéon, même chose. Je ne passais pas devant ces bâtiments en rêvant dessus. Je ne rêvais pas à Henry VI, il est arrivé et ça a structuré ma vie pendant six ans. Aujourd’hui, quand on me fait une proposition, je le prends comme une partie du chemin ; je ne prends jamais aucun des spectacles ou des choses qu’on me propose comme des buts à atteindre. Je n’ai pas de but à atteindre, j’ai juste envie de faire les choses. Et puis j’ai aussi cette propension à me fondre passionnellement dans les rôles dont j’ai la charge. Donc, si demain on me donne le hallebardier, je ferai un hallebardier formidable mais si on me donnait Hamlet, j’essaierai de faire un Hamlet formidable. On ne peut pas rechigner à jouer Hamlet ou même n’importe quel rôle. En fait, je n’ai pas de rêve, et je pense que cela fait que tout devient un rêve, parce que je ne projette rien, je n’ai pas d’attente.

O.B : En tant que spectateur, qu’est-ce qui te marque le plus dans une représentation ?

T.J : En tant que spectateur, mon plaisir vient de la force de frappe qu’envoie le plateau sur le public et la question de la communauté avec les spectateurs. Mon plaisir vient de là. Pas tellement de la qualité esthétique, des acteurs, des choix dramaturgiques du metteur en scène, mais plutôt de la capacité du spectacle à me faire réfléchir, à fédérer et à me faire me sentir vivant au sein des autres. Être tous vivants les uns avec les autres. Et pas du tout de l’esthétique ni des choix, je trouve que les critiques s’arrêtent trop là-dessus. La question du goût est une question qu’on ne pourra jamais saisir, en revanche, on peut tous sentir qu’il se passe quelque chose dans une salle, peu importe si en termes de goût on aime ou pas. Soit quelque chose existe, soit quelque chose n’existe pas. En tant que spectateur, c’est ça que je viens chercher, et donc ce que je cherche à redonner en tant que metteur en scène et acteur. Je veux que ça existe. Je ne veux pas que ça plaise, je m’en fous, je veux que ça existe, qu’il y ait une pensée brassée dans l’espace de la représentation et du théâtre, le corps d’un ensemble de spectateurs face à une œuvre frappante. Parce que sinon, on ne s’en sort pas. Et c’est là que je me pose des questions sur Richard, parce qu’il se passe quelque chose, c’est indéniable et même les critiques très mauvaises le reconnaissent. C’est intéressant de se poser la question. Mettons de côté ce que l’on croit de Richard et analysons pourquoi cette communauté de spectateurs se fédère autour de cet objet. Pourtant, tout le monde n’aime pas, mais quand même, quelque chose se passe dans la salle qu’il est important, je crois, de pointer, et qui me semble aujourd’hui plus important que les questions esthétiques. C’est comme ça que je me place en tant que spectateur : quand je m’assois, j’ai envie de me sentir avec les autres spectateurs, vivant au même endroit en même temps, et que ma pensée, avec celle des autres, soit en circulation.

O.B : Et donc, en tant que spectateur, où te places-tu dans la salle ?

T.J : Je me rends compte que je suis plutôt dans la demi-salle haute. Parce que je crois que je suis plus intéressé par l’ensemble de la mise en scène que par la proximité avec les acteurs. Je crois que je suis plus sensible au spectaculaire plutôt qu’aux détails, même si j’adore être au premier rang et voir les trépignements de lèvres, de paupières ou les larmes. Mais il y a quelque chose, pour moi, qui tient de la masse spectaculaire qui m’arrive, donc plutôt là-haut.

O.B : Quelle place penses-tu que le théâtre occupe aujourd’hui dans la société et quelle place devrait-il selon toi occuper ?

T.J : Jean Vilar : « Il s’agit d’abord de faire une société après quoi, peut-être, nous ferons du bon théâtre ». Ca rebondit sur ce que je disais: les questions esthétiques, on s’en fout, l’idée c’est de faire une société, au moins pendant le temps d’une représentation, et qui peut-être donnera l’exemple et se généralisera plus tard. Je crois que le théâtre doit être à cet endroit-là, un outil structurant, sociétal. Plus que la danse, plus que les musées, plus que la musique, plus que tous les autres arts, parce qu’il a le récit et que le récit nous manque. Le manque de projection d’un récit politique, d’un récit d’avenir pour notre société, crée de l’angoisse donc de la violence. Or le théâtre est l’art qui détient le récit, les pièces, les poèmes, les auteurs, en plus d’être l’art du vivant. Donc je pense qu’il devrait être aujourd’hui, et je suis sérieux, exactement comme sous l’empire romain, comme ici à Avignon, un temps où tout s’arrête et où tout le monde va au théâtre pour penser ensemble, se sentir ensemble et comprendre, du récit qu’ils reçoivent, ce qu’il faut inventer comme récit aujourd’hui. Il devrait occuper cette place là mais c’est forcément impossible. Sauf ici, où une petite partie de la population seulement joue à ce jeu-là, de tout arrêter pour recevoir du récit et être ensemble. Aujourd’hui, le théâtre a une belle place en terme de politiques culturelles. Il est soutenu, mais comme la société est en défaite, alors il faudrait le pousser davantage.

O.B : Tu parles des Dionysies romaines, il y a quelques temps tu évoquais Thyeste de Sénèque… Es-tu particulièrement intéressé par le théâtre antique ?

T.J : En fait, je fais le chemin inverse : j’ai beaucoup travaillé les écritures contemporaines à l’école, puis je suis plutôt passé chez Marivaux, Guitry, un petit retour sur Ravenhill et puis Shakespeare. C’est avec Shakespeare que d’un coup tu te dis que lui s’inspirait des antiques, donc je suis allé relire les antiques. Effectivement, revenir aux récits fondateurs de l’humanité et du théâtre, Sénèque, Eschyle, Euripide, Sophocle, Plaute, Ovide, Aristophane, Virgile, tous ces textes-là me font beaucoup de bien en ce moment, comme pour essayer d’aller comprendre d’où l’on vient et ce qui a bien pu se passer. Et c’est passionnant. On verra quel sera mon prochain projet, mais je crois que ce sera un grand texte, un mythe, un récit fondateur de notre civilisation voire de notre humanité.

O.B : Comment imagines-tu le monde du théâtre dans cinquante ans ?

T.J : Je ne suis pas inquiet, pas d’inquiétude pour le théâtre. Tu sais, ça fait deux-mille cinq cents ans qu’il est là, je ne vois pas pourquoi en cinquante ans il disparaîtrait. Toutes les révolutions lui sont passées dessus et aucune n’a eu raison de lui : révolutions citoyennes, philosophiques, esthétiques, technologiques, mécaniques, religieuses… Rien n’a eu raison de lui et je crois que le théâtre, comme l’eau, trouve son chemin. Mais quel théâtre ? Et pour qui ? Ca prendra sûrement plus de cinquante ans, mais une de mes plus grandes utopies serait qu’on ne dise plus « je n’aime pas le théâtre », ce serait une joie. Je pense qu’on est aussi à un tournant historique, c’est-à-dire qu’on est à une période pivot, et le théâtre, à toutes les périodes pivot, s’est redéfini. Je crois que la question de la décentralisation, de la démocratisation, la question des milieux ruraux ou des publics plus éloignés n’est pas une obsession que chez moi. Elle est aussi l’obsession de beaucoup de jeunes gens qui sont en train de faire du théâtre. Je crois que le théâtre va irriguer davantage encore dans les cinquante prochaines années et certainement se raccrocher aux citoyens et aux populations.

Autre chose : le théâtre ne sait pas encore comment se saisir des outils numériques, mais je suis certains qu’il va pouvoir les utiliser pour revenir à une chose beaucoup plus essentielle, avec de moins en moins de choses sur le plateau. Je pense qu’on va revenir à une forme de pureté, de radicalité du théâtre, et que tous les outils technologiques vont servir cette chose-là. J’ai l’impression que c’est plutôt vers ça qu’on tend.

O.B : Peux-tu essayer de me définir ou de me qualifier en quelques mots le théâtre ?

T.J : Le théâtre est l’art et l’outil qui rappelle à l’être humain qu’il est vivant et qu’il n’est pas seul. Donc il est utile en ce moment. Tu sais, les Romains importent le théâtre des Etrusques pour conjurer la peste à Rome. Les Grecs fondent le théâtre en même temps que la démocratie, en outil démocratique. Shakespeare reprend les mythes ou l’Histoire de son pays pour rassembler et inclure tout le monde. Les grands auteurs ou les grandes aventures de théâtre, comme Jean Vilar ici, c’est vraiment le rappel à l’être humain qu’il est vivant et qu’il n’est pas tout seul. En tant que vivant, il doit être acteur, agir, être citoyen dans l’action et pas seul, donc il doit comprendre l’autre, faire avec l’autre, être l’autre, prendre l’autre avec soi. Et c’est vraiment la complexité de notre nature humaine : nous avons la pensée, nous avons l’être ensemble et nous avons la responsabilité de tout cela. Le théâtre est là pour ça, je crois. Il n’est pas là pour divertir, même s’il peut être divertissant. Je ne dirais pas mieux que ça : rappeler à l’Homme qu’il est vivant et qu’il n’est pas tout seul.

O.B : Dans ce que tu dis, on a l’impression que tu conçois le théâtre uniquement comme un outil au service d’une cause. Est-ce le cas ?

T.J : Un outil d’art. Mais oui, je crois que le théâtre porte en lui des valeurs, des vertus, des symboles, des préceptes absolument urgents pour chacun et pour tout le monde : partage, bienveillance, écoute, épopée, langue, pensée, politique. C’est un outil politique au départ. Il véhicule tout ça donc il ne peut pas être considéré comme une fantaisie ou un divertissement pur, même si encore une fois il peut être divertissant. Il est vraiment un outil structurant. Je l’ai peut-être dit maintes et maintes fois, mais je crois à ça. Avignon était une idée structurante pour la France à la sortie de la guerre. Les théâtres élisabéthains étaient structurants pour la cité londonienne. Les Dionysies étaient structurantes pour la vie de la cité. Ce n’est pas une structure rigide, simplement un pivot, un pilier, un outil pour se construire soi, soi avec l’autre, avec les autres, et pour construire, aussi, les autres. C’est cela, c’est un outil de construction.

O.B : Question bonus : Y a-t-il une question que tu aimerais que l’on te pose ? Quelque chose dont tu voudrais parler sans que l’occasion ne se soit présentée ?

T.J : En ce moment, j’aimerais bien qu’on me pose la question « Qu’est-ce que tu vas faire ? » parce que c’est une grosse question que je me pose et que j’ai besoin de formuler. Qu’est-ce que je vais faire ? J’ai clôturé le cycle Shakespeare, là, on clôture Avignon, la non-nomination au TNB clôt une projection possible mais qui ne se fait pas, dix ans de compagnie… Je me sens à un endroit pivot, une nouvelle page à écrire. A l’heure où on se parle, je ne sais pas encore ce que j’ai envie d’écrire et ça me rend curieux, ça m’excite beaucoup. J’ai besoin qu’on me pose la question pour que je puisse formuler ça, prendre ce temps-là, parce qu’il y a une différence entre ce qu’on perçoit de la compagnie, de Thomas Jolly, et ce qu’est la compagnie, ce qu’est Thomas Jolly. Il ne faut pas oublier ça, c’est un processus en cours, c’est quelque chose qui s’écrit et qui prend du temps. Donc là, j’ai besoin qu’on me pose cette question : « qu’est-ce que tu as envie de faire ? ». Mais je ne sais pas répondre, encore. Plein de choses. Mais tout à coup, d’avoir cette fenêtre qui se ré-ouvre sur le temps et sur l’avenir… Je veux pouvoir m’en saisir.

 

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