« Entretien avec William Mesguich » « Il faut pouvoir rêver les plus belles choses du monde: le théâtre permet ces rêves-là.” 

O.B : Vous êtes à la fois comédien et metteur en scène, qu’est-ce qui vous attire dans ces deux exercices ?

W.M : Pour ce qui est de l’interprétation, depuis tout petit, j’ai toujours été très attiré par l’art du comédien. Quand j’étais en classe, à l’école, déjà, je lisais des bouts de textes, je faisais un peu l’intéressant, le clown, je transformais ma voix, avec des copains, devant les enseignants… J’étais une sorte de trublion, j’ai toujours aimé ça. Je faisais croire à mes parents qu’il m’était arrivé telle aventure, tel accident, alors que ce n’était pas vrai, j’inventais beaucoup de choses, je disais que j’avais eu une très mauvaise note alors que j’en avais eu une excellente, et c’est vrai que j’aimais beaucoup dire: “voilà d’autres mots que ceux de la vie de tous les jours”.

La mise en scène, c’est la rencontre de tous les arts. La rencontre du son, de la lumière, des costumes, des maquillages, de la scénographie. Et bien sûr, la mise en scène entretient un rapport intime à l’interprétation. Il faut être à la hauteur humainement, il faut pouvoir diriger, il faut savoir inventer des images, des décalages sémantiques, porter un discours d’intelligence, développer une pensée. Je trouve que c’est un art extrêmement difficile, mais j’aime ce risque là aussi. J’ai souvent joué dans mes propres mises en scène parce que j’aime cette tentative d’être à la fois dedans et en dehors.

O.B : Et ce goût pour la mise en scène, d’où est-il venu ?

W.M : Quand j’avais dix-sept ans, il m’arrivait d’assister à des répétitions de spectacles de mon père et, un jour, il s’est passé quelque chose d’étonnant: je n’avais aucune expérience de la mise en scène, mais à plusieurs reprises, lors de cette répétition, je me suis dit : « et si là, le comédien/la comédienne s’écroulait ? Si là, il/elle se mettait à pleurer ? » J’ai eu quelques images, quelques bouts de déclic, de révélation. Ensuite, j’entendais mon père qui donnait ses indications, qui inventait, et de temps en temps, j’avais eu un peu les mêmes idées que lui. De temps en temps, c’était complètement différent. A un moment donné, j’ai eu cette envie de diriger, de prendre des initiatives. C’est aussi né aussi d’un accident: quand j’étais chez Pierre Debauche, immense maître de théâtre qui a été mon merveilleux professeur, et que je faisais mes études théâtrales à Agen, j’ai mis en scène une scène de Fin de Partie dans laquelle je jouais Clov, et cela m’a beaucoup plu. Pierre Debauche a adoré la scène et m’a proposé de mettre en scène le spectacle au Théâtre du Jour, pour trente représentations, puis de le jouer dans un autre théâtre à Toulouse. J’étais très surpris, je l’ai fait et j’ai aimé ça. J’ai aimé créer, préparer, rêver la scénographie, les lumières, j’ai aimé l’idée d’inventer avec d’autres. J’adore mettre sur le papier quelques réflexions, quelques idées, pour être présent et savoir où je vais, même si après, il y a une grande part d’improvisation et de hasard…

Au fond, c’est né de là, de cet accident, de cette scène de Fin de Partie, et, bien sûr aussi du fait d’avoir un père qui est un grand metteur en scène.

J’ai aussi fait beaucoup de football, j’ai toujours été capitaine d’équipe, et je me suis dit que finalement, le théâtre était un peu comme le foot : il fallait une sorte de capitaine, de leader, et j’ai toujours aimé mener, entraîner les autres. Je pense que l’art de la mise en scène est aussi un art qui permet de donner confiance aux autres, de les entraîner dans une aventure commune, collective. Il est vrai que l’art du comédien me passionne infiniment, parce que c’est, en moi, quelque chose de viscéral. Ce n’est pas inné ! J’ai beaucoup travaillé, j’ai dit des textes des centaines, des milliers de fois, j’ai eu des déceptions, je me suis pris des « claques » quand je répétais des scènes, alors j’ai travaillé pour compenser, pour rattraper le temps que j’estime, à tort peut-être, avoir perdu… Par la suite, avec ma troupe, on a inventé collectivement, mais j’étais celui qui avait un peu plus le « dernier mot », ou le regard un peu plus précis.

O.B : Récemment, vous avez mis en scène Olympia ou la Mécanique des sentiments, une création qui allie chant lyrique et théâtre. Comment est venue l’idée de ce spectacle ?

W.M : Elle vient d’une volonté d’association avec une autre compagnie, celle de Magali Paliès, qui s’appelle Coïncidences Vocales. Je connais Magali depuis que je suis adolescent: son père, Jean-Luc Paliès, qui est aussi metteur en scène, avait joué avec le mien dans les années 80. En tant qu’enfants de metteurs en scène et comédiens, on s’est côtoyés un temps, puis on s’est un petit peu éloignés pour finalement se retrouver par le biais de Jean-Luc Paliès, et j’ai suivi son travail ces dernières années. Il se trouve que Magali est aussi l’amie d’Estelle depuis vingt ans – Estelle Andrea, qui joue dans Olympia – et c’est cela qui a fait que cette chose a été possible. J’avais déjà travaillé sur des spectacles musicaux, mais pas vraiment lyriques, alors on s’est dit, avec Estelle: “pourquoi ne pas aller sur ce terrain-là ? Pourquoi ne pas inventer avec quelqu’un d’autre qui travaille dans un domaine un peu différent ?” J’aime beaucoup l’opéra, et je me suis dit qu’il fallait tenter cette aventure-là, mêler, métisser le théâtre et l’art lyrique, la musique. Alors on s’est dit “voilà, inventons l’histoire à partir de rien, inventons une histoire totalement, demandons à un compositeur d’inventer la musique, à une auteure d’écrire le texte, puis on va tenter de mettre en accord nos envies et nos expériences”. On voulait s’associer aussi parce que les temps sont durs pour les compagnies quand elles sont isolées, quand elles sont totalement indépendantes. On s’est dit que si on s’associait, on serait plus forts, et ça a été le cas, je crois.

O.B : Dans ce spectacle, vous êtes uniquement metteur en scène, mais on retrouve énormément votre patte de comédien, notamment dans le personnage d’Othon. Cela n’a-t-il pas été une frustration de ne pas pouvoir jouer ?

W.M : Eh bien non, et c’est la première fois de ma vie ! Cela fait vingt ans que je mets en scène, j’ai joué dans quatre-vingt dix pourcents de mes spectacles, si modestes soient-ils, car j’ai toujours voulu être présent sur le plateau, de Fin de Partie de Samuel Beckett il y a presque vingt ans à Noces de Sang ou même Mozart l’Enchanteur il n’y a pas si longtemps. Mais là, ce n’était pas possible car c’est un spectacle lyrique et je ne suis pas chanteur. Je n’allais pas inventer un personnage qui ne chantait pas, ça n’avait pas beaucoup de sens… Cela a été un déclic, car il m’a fallu du temps pour accepter l’idée que c’était bien que je ne joue pas dans mes propres mises en scènes – je le referai peut-être, je ne dis pas que je ne le ferai plus jamais, mais je n’en ai plus trop envie en ce moment. J’ai pris de nouveau beaucoup de plaisir à diriger, à mettre en scène, et je me suis beaucoup plu à être à l’extérieur. Je me suis aussi plu à faire de la lumière, pour la deuxième fois de ma vie, dans des conditions difficiles: peu de moyens, peu de circuits, peu de projecteurs, peu de temps, peu de moyens humains, aussi, pour m’aider à inventer, car j’étais un peu livré à moi-même. Enfin, bien sûr, j’étais avec les artistes, mais d’une certaine manière, je souhaitais me confronter à cette réalité d’invention de la lumière, et j’ai adoré, adoré au point de vouloir faire une formation, sans doute, car je veux en apprendre davantage. Idem pour le son. Finalement, le metteur en scène est à la rencontre de tous les arts, en tout cas de tous les domaines artistiques que comprend l’art théâtral. J’ai soif de connaissances, j’ai envie d’inventer et j’ai envie de comprendre mieux comment ça marche. Il y a des gens dont c’est le métier, la passion, la compétence, qui ont fait une formation, qui ont de l’expérience… Mais il me semble qu’un metteur en scène est capable d’envisager la lumière comme un créateur lumière, d’envisager la scénographie comme un scénographe – en étant modeste, ce n’est pas une histoire de prendre toute la place ! Mais c’est pour mieux essayer de comprendre la manière dont les pièces du puzzle peuvent s’agencer. Quand quelqu’un dont c’est la « compétence » dit qu’une chose n’est pas possible ou qu’elle est possible, j’aime bien comprendre pourquoi oui, ou pourquoi non. Pour faire ça, en tout cas dans Olympia, il fallait que je sois à l’extérieur.

Mais encore une fois, je pense qu’il faut avancer dans la vie: j’ai toujours aimé jouer dans mes propres mises en scènes, mais je pense que ça m’a coûté aussi au niveau de la lucidité, de l’engagement général, peut-être même de l’engagement avec les uns et les autres, mais aussi vis-à-vis de moi-même. Quand on est à la fois comédien et metteur en scène, on est à deux endroits, et vient un moment où ce n’est plus possible de concilier ces deux mondes. Je ne peux pas être le metteur en scène qui joue, le comédien qui indique qu’il est metteur en scène et agit en tant que tel… Je pense donc qu’il faut savoir se mettre un peu à distance, calmer le jeu, et c’était une belle expérience pour moi. Peut-être aussi qu’il y a eu une petite usure depuis quelques années dans ce que j’ai pu faire, et Olympia contribue à me donner de la joie, contribue à me donner de l’envie, de la motivation, le plaisir d’être avec les autres, d’inventer avec les autres, d’essayer d’envisager les plus belles choses. J’ai mis en scène une trentaine de spectacles en vingt ans, et Olympia est une aventure que j’aime beaucoup.

O.B : Pour en revenir à votre travail de comédien, y a-t-il un rôle que vous rêveriez de jouer ?

W.M : Je ne sais pas pourquoi je pense souvent à Peer gynt, d’Ibsen. C’est un peu comme un cousin d’Hamlet, et j’ai beaucoup aimé jouer Hamlet. J’ai peut-être joué le rôle dont rêve tout acteur, Hamlet, j’ai vécu pendant trois ans en l’interprétant une soixantaine de fois, j’ai vécu une expérience unique au monde, d’une force monumentale ! J’ai connu cet engagement que d’autres gens peuvent vivre dans d’autres domaines, quand ils font des choses incroyables: ça a pris une ampleur énorme, et j’en suis encore, non pas ému, mais tourneboulé, parce que c’était très fort. Peer Gynt est un peu comme le petit frère d’Hamlet, ou son cousin, ou son complice d’invention théâtrale, d’écriture, et j’aimerais beaucoup l’interpréter. Je n’aurai plus beaucoup d’occasions, parce que lorsqu’on est un peu trop âgé, on ne peut plus jouer Peer Gynt.

J’aime aussi beaucoup Cyrano de Bergerac. J’y ai beaucoup pensé ces derniers temps, c’est un peu tôt sans doute, mais j’aimerais l’interpréter un jour. En tout cas, j’en ai l’envie. Il y a plein de rôles qu’on veut jouer quand on est comédien, il y a tant de rôles sublimes, mais il est vrai que Cyrano est un rôle majeur du répertoire, que de nombreux acteurs ont déjà immortalisé. Je suis un peu jeune sans doute, mais je me rapproche vraisemblablement de l’idée qu’on peut se faire d’un comédien jouant Cyrano. Je ne pense pas qu’il faille que le comédien soit trop jeune, parce qu’à la fin de l’histoire, Cyrano a vieilli, et peut-être n’est-il pas facile, étant jeune, de jouer un rôle plus âgé – on peut tout se permettre au théâtre, mais parfois ça résiste un peu, ça frotte. Et si l’on est trop âgé, peut-on jouer ce Cyrano plus jeune, celui qui séduit, qui est plein d’allant, plein de panache ?

J’espère qu’un jour je pourrai jouer ce rôle. Je n’ai jamais joué de texte de Racine, de Corneille, de ces rôles magnifiques de personnages un peu plus âgés… Pourquoi pas Néron ? Il me plaît beaucoup aussi, c’est un rôle fort, magnifique et assez spectaculaire à plusieurs entrées. Peut-être un jour… J’ai failli l’interpréter dans un Britannicus, il y a quelques années au théâtre de l’Atalante, mais finalement ça ne s’était pas fait.

O.B : Et maintenant, en tant que spectateur: qu’est-ce qui vous marque le plus dans une représentation théâtrale ?

W.M : Je suis très bon public, donc j’aime beaucoup de choses. Mais lorsqu’il y a de la vulgarité, du cabotinage, de la facilité, de la complaisance, ça ne me plaît pas – comme pour beaucoup de gens. Quand il a de l’intelligence, de la pensée mâtinée de joie d’inventer des choses, du plaisir à les faire, de l’amusement, en étant fin, à sa place, discret tout en étant aussi rayonnant, ça me plaît beaucoup. Finalement, j’aime quand l’intelligence se mêle au spectacle et au monde, et ce n’est pas si fréquent. Je suis très sensible au travail sur la langue – un peu comme mon père – alors quand il y a un vrai travail sur la langue, quand la diction est belle, quand il y a l’intelligence du texte, que le rythme est à sa place, quand tout est agencé de telle sorte que ce soit une oeuvre d’art, je me dis que c’est comme quand on est devant la plus belle peinture du monde, ou qu’on écoute un morceau de Chopin ou une suite de Bach: il y a quelque chose qui me ravit, forcément, je me dis que c’est magnifique, ça me plaît.

J’ai appris à faire du théâtre chez Pierre Debauche, qui était aussi le professeur de mon père, et qui nous a appris à faire du théâtre de manière joyeuse, frénétique, comme une question de vie ou de mort. Tout à coup, la scène est le lieu de tous les possibles où il faut tout donner et se dire que c’est là que ça se passe, et que le partage a lieu à cet endroit, à la lisière entre la scène et la salle. Je me dis que quand on a cet engagement-là, cette générosité-là sur scène, tout est possible, tout est permis, quand bien même il y aurait des maladresses, quand bien même il y aurait des limites. Je suis très sensible à cela, car moi-même j’essaye d’insuffler à mes spectacles, autant que possible, cet engagement, cette capacité à raconter le monde avec toute son âme, tout son coeur. Au fond, je pense que je suis extrêmement idéaliste, mais je sais aussi à quel point c’est difficile de mettre en scène, de jouer… A partir du moment où les gens inventent, c’est un acte extraordinaire, donc le pari de ce luxe-là, de faire entendre un texte, de mettre en jeu des corps, des regards, est magnifique ! C’est une chose tellement rare qu’il faut absolument la choyer, qu’il faut la protéger ! Bien sûr qu’il y a des gens qui ne sont pas à la hauteur, sans doute, et la critique fait partie de la règle du jeu, mais d’un autre côté, je me dis que c’est tellement dur, c’est un tel acte de bravoure, ça demande tellement de courage – c’est presque un acte inconscient – d’aller se livrer devant plusieurs centaines de personnes ! Les gens se sont donné rendez-vous à heure fixe, nous savons que nous savons que nous savons que nous sommes en présence les uns des autres, et c’est une épreuve de feu. Bien sûr qu’on ne peut pas tout aimer, on ne peut pas dire que tout est génial, sinon ça ne marcherait pas, mais j’aime l’idée de cette éclosion, de cette naissance d’une histoire, d’une esthétique, d’un rapport qui s’établit entre la scène et la salle. Au fond, je dois être d’une grande sensibilité, même s’il y a des choses qui me plaisent et d’autres pas. Comme nombre de personnes, je n’aime pas la vulgarité, quand tout à coup des gens pensent qu’ils réinventent le théâtre, alors que tout a été fait cinquante fois. On peut refaire des choses qui ont déjà été faites, et c’est très dur de se dire que c’est tout à fait inouï, car rien n’est inouï, tout a existé, des gens ont fait des choses sublimes avant nous. Je n’aime pas beaucoup quand certains artistes croient avoir inventé le théâtre, et sont donc peu sympathiques avec leurs pairs, ceux dont ils détiennent une forme d’héritage. Je trouve que certains ne se comportent pas très bien à l’égard de gens tellement plus forts qu’eux, qui ont dit des choses tellement plus passionnantes, alors j’avoue que je suis particulièrement en colère après ces gens-là. Par contre, un spectacle modeste, mais avec un engagement, une bienveillance, une générosité, oui, une naïveté poétique, c’est magnifique, et ça me plaît. Là où il y a de la pensée, de l’intelligence, du décalage, là où dans le regard il y a un pétillement, là où tout à coup la flamme de cette invention est à l’oeuvre, je me dis que c’est magnifique, et j’aime particulièrement ça, vraiment. Ce n’est pas une certaine esthétique, ou un certain genre, parce qu’il y a plein de choses qui me plaisent énormément. Je peux aimer un spectacle très classique à la Comédie-Française parce qu’il y a de sublimes costumes d’époque, et pourquoi pas un Ostermeier, qui est plus brutal, plus iconoclaste, peut-être. (Il y a aussi, à la Comédie-Française, des tentatives magnifiques, rares, avec des artistes superbes d’invention et de poésie). A l’inverse, je trouve certaines performances un peu faciles, je trouve vulgaire les hurlements, la pisse sur scène, les cris, la violence. Le théâtre, c’est l’art du faire exprès, l’art du refaire, c’est l’art d’une saveur particulière, d’une finesse ! On peut être politique, on peut être dans une réflexion autour de la langue, on peut vouloir inventer sociétalement quelque chose de nouveau par le biais d’un texte, d’un regard, d’un mouvement d’un accessoire – que sais-je ? – mais je crois qu’il faut toujours du tact, de l’élégance, et je suis très sensible à cette chose-là qui fait que la chose est dite, mais qu’elle est quand même belle, même si elle dénonce, même si elle brise, même si elle est violente, même si elle n’est pas dans l’air du temps. La violence gratuite qui abîme l’idée de la majesté du théâtre ne me plaît pas. Mais j’aime tant de choses !

O.B : Vous venez d’évoquer la société et la politique. Justement, quelle place pensez-vous que le théâtre occupe aujourd’hui dans notre société et quelle place devrait-il, selon vous, occuper ?

W.M : Je pense que malheureusement, le théâtre est très, très, très, très minoritaire. Qui va au théâtre en ce moment ? Peu de gens. Qui est intéressé par le théâtre ? Peu de gens. Et les hommes politiques sont parmi les pires soutiens, les pires exemples. C’est une catastrophe, il y a un désengagement régulier, progressif, qui va finir par abîmer définitivement l’idée du théâtre, alors que c’est une chose, c’est un monde, c’est un univers qui devrait être choyé, protégé comme une sorte de cause nationale, au même titre que la peinture, la musique et la photographie. L’art, la culture doivent être prioritaires et ne le sont absolument pas, alors qu’ils nous permettent de nous positionner dans un monde terrible, barbare, qui nous envahit progressivement. Ils permettent de se découvrir soi-même, de découvrir l’autre, l’altérité. C’est une chose essentielle qui n’est pas suffisamment prise en compte, alors qu’elle nous constitue absolument et qu’elle nous éloigne des pires choses. Pour contrer la barbarie ambiante, il faut pouvoir rêver les plus belles choses du monde: le théâtre permet ces rêves-là. Malheureusement il n’est pas assez protégé, comme les espèces animales qui disparaissent, comme les langues qui disparaissent, comme un patrimoine dont l’érosion serait manifeste et de plus en plus prononcée. Il y a une désaffection, une pauvreté culturelle galopante, et quand la plupart des lieux qu’on contacte disent qu’ils peuvent de moins en moins programmer, c’est une réalité, il y a de moins en moins de moyens, et quand on dé-conventionne les compagnies, c’est une réalité aussi. Il y a quelque chose qui ne tourne pas rond. “Il y a quelque chose de pourri au royaume de la culture en France”, et malheureusement, ça ne va pas aller en s’arrangeant, donc il faut inventer une nouvelle manière de lutter contre ça.

O.B : Vous pensez à quelque chose en particulier ?

W.M : Par exemple, l’association entre compagnies. ll faut inventer de nouvelles formes. Récemment, je suis beaucoup allé jouer dans des endroits quasi-alternatifs. Du théâtre d’appartement, il y en a depuis longtemps, mais je suis allé dans un endroit, en Ile-de-France, où une dame, qui n’est pas du tout dans les réseaux habituels, a constitué un petit théâtre. Elle programme à sa convenance tel spectacle qu’elle a aimé ou repéré, elle convie cinquante personnes. Ce sont des conditions un peu différentes, ce n’est pas une “uberisation” du théâtre, car ça justement, cette flexibilité, je n’en suis pas fan non plus. Il y a beaucoup de “contre” aussi, dans cette soi-disant souplesse et dans cette manière d’envisager cette offre-là de cette manière-là. Pourquoi je dis tout ça ? Parce que tout à coup, on peut aller jouer dans un endroit qui sort des sentiers battus, ça existe, on va faire un beau spectacle, et si on fait un beau spectacle, on est heureux d’avoir donné du bonheur et de l’intelligence aux gens, d’avoir rayonné, d’avoir fait son métier, sa passion, et de se dire que ça compte. On a touché cent personnes, quatre-vingt personnes, mais ces gens-là ont profité pleinement. Je pense qu’à l’avenir, il y aura une nouvelle manière de concevoir les choses et de rayonner dans des endroits qui sortent des traditionnelles programmations théâtrales. Même s’il faut tout de même en passer par ces programmations: si je n’ai pas quelques lieux qui me suivent, je ne fais pas de spectacle. C’est assez inquiétant, mais il faut se battre et ne pas trop se plaindre, et être le plus en accord possible avec sa pensée, avec sa ligne de conduite, avec son envie, avec ses fantasmes, avec ses doutes, ses rêves les plus fous, il faut tracer son sillon et entraîner les autres dans le sillage de telle sorte qu’il y ait de l’invention, de la rareté. L’état actuel de la culture est inquiétant, mais il faut s’accrocher et on pourra peut-être se relever, je l’espère, de cet abîme financier et de ces soutiens qui disparaissent.

O.B : Puisque nous parlons de nouvelles formes de représentation: pouvez-vous essayer de définir ou de qualifier en quelques mots le théâtre ?

W.M : C’est une question vertigineuse… Il y a peut-être une infinité de manières de définir le théâtre, mais essentiellement ? On le dit souvent, mais je le crois très fort: le théâtre doit être le lieu où il n’y a pas de barrière, pas de frontière. Le théâtre est sans doute l’art de tous les possibles. C’est l’art qui permet de nous reconnaître nous-mêmes, ou de nous décoller de nous-mêmes pour mieux appréhender le monde et mieux s’appréhender soi-même. C’est un éclairage extraordinaire qui nous fait avancer, qui nous permet, peut-être, de surplomber, de commenter, d’être à distance, de nous décoller d’une réalité qui est celle que nous vivons dans la vie de tous les jours, une réalité qui peut être passionnante mais qui a ses limites. Le théâtre, c’est l’endroit où il n’y a pas de limites. Il y a quelque chose – depuis les Grecs jusqu’au théâtre contemporain, dans ce spectre de deux-mille cinq cents années – de profondément majestueux, de tentaculaire, une sorte de totalité qui nous englobe et dans laquelle on peut avancer à tâtons pour créer, pour nous perdre, pour douter, pour pleurer… Tous les sentiments humains sont inclus dans le théâtre. Il y a quelque chose à voir avec une forme d’art total, qui englobe à la fois tout ce qui a un rapport avec la langue (la rhétorique, la stylistique), avec l’humain (la sociologie, la sémiologie), tout ce qui fait qu’on est plus intelligent, qu’on est capables de mieux entendre les choses, de réagir de manière plus belle, plus riche, plus forte pour être en accord avec le monde qui nous entoure, ou tout du moins tenter de le comprendre, comme je disais, en accord avec une pensée qui nous appartient. Si on a une immense pensée, on peut essayer, et s’aventurer dans des méandres qui vont rendre l’autre plus intelligent, plus joyeux, plus heureux d’être sur cette Terre qui est un endroit difficile. Même dans les endroits les plus favorables, si on est un peu humaniste et intéressé par le monde, on sait bien – et c’est désespérant – qu’à deux heures de chez nous, ou trois heures ou quatre, il y a la terreur, il y a la barbarie, cette haine de l’autre, cette violence, cette capacité à se replier sur soi. On le voit en ce moment. Comment arrive-t-on à faire que le théâtre soit le lieu – je n’aime pas dire “de la résistance” même si c’en est une forme aussi – d’une intelligence, d’une pensée ? C’est valable pour tous les genres: quand c’est circassien ou clownesque, c’est une pensée, c’est une tentative de réhabiliter le monde par du rêve, par du fantasme, par du risque, et on prend le risque de se tromper, on prend le risque d’aller dans le mur, de tomber, et on va se relever, et on va être sur le fil, et il va se passer des choses inavouables avec l’autre, qui est le spectateur, avec sa conscience, avec son passé. C’est cela que le théâtre permet: toutes ces confrontations, avec les plus grands, avec une langue, avec une histoire… Je pense que lorsqu’on on est au théâtre, on est traversés par des choses qui ont à voir avec la peinture, avec la musique, avec la photo, avec le masque, avec la langue, avec les mots, avec les signes, avec les sens, et quand on arrive à embrasser ces possibles-là, et à s’acoquiner avec les autres pour inventer ensemble, pour essayer de propager les choses ensemble, alors ça devient merveilleux, ça devient unique. Il faut en passer par cette poésie-là: le théâtre, c’est de la poésie. Si on appréhende une pièce, et donc l’idée du théâtre, magnifiquement, avec finesse, poésie, intelligence alors on est capables aussi de s’éloigner de la chose attendue, par ricochet, parce qu’on a découvert des strates souterraines, latentes, palimpsestes qui font que tout à coup, on est en mesure de se décoller de la réalité pour mieux la comprendre. Si on est surplombant, alors on a une meilleure vision des choses. Le théâtre permet aussi cela, il permet de mieux appréhender le monde, de mieux comprendre l’autre. Si l’on travaille autour d’un texte norvégien ou suédois, ça n’a rien à voir avec un texte espagnol, ça veut dire qu’on rentre dans l’univers de l’autre, dans la culture de l’autre, dans l’histoire de l’autre, dans le patrimoine, dans la mémoire collective d’un auteur et donc d’un peuple, alors tout à coup, d’une manière un peu universelle, les choses se rejoignent, et un monstre monumental qui s’appelle de la pensée, du sens, émerge. Sans cela, sans l’essence et sans les sens, alors la vie est petite, étriquée, c’est le racisme ambiant qu’on connaît, le repli sur soi dont je parlais, le repli identitaire… Le théâtre est l’art qui permet d’être avec l’autre, avec celui dont on doit dire le texte, avec celui qui a inventé les mots qu’on doit dire, avec ceux-là qui vont écouter le texte, voir le spectacle. Il y a quelque chose qui fait qu’on est tous un peu des fantômes et que tout à coup, on va prendre davantage corps, là, sur le plateau, en lumière, quand d’autres sont un peu plus dans l’ombre. On s’est donné rendez-vous le temps d’un spectacle, on se rejoint, puis chacun repart et il s’est passé cette rencontre, cette découverte, cette empathie ou cette détestation autour des plus belles choses. C’est essentiel. Il faut batailler pour ça.

O.B : C’est une conception très forte du théâtre. A vous entendre, il semble que ce soit réellement une vocation envers l’humanité… Cette idée a-t-elle été confortée par des expériences particulières ?

W.M : Un jour, on jouait Pompiers de Jean-Benoît Patricot, à Avignon devant une centaine d’élèves de Première et de Terminale, et quelqu’un m’a dit: “Monsieur, on ne s’attendait pas à ça, et surtout, on va ressortir un peu différents du moment où on est entrés”. Là, on se dit: “c’est pour cela qu’on fait ça”. Il faut que ça traverse et qu’il se passe quelque chose, une sorte de conscience qui s’éveille, à un pourcent, deux pourcents, ça suffira, et tout à coup ça compte, ça a du sens de faire cela.

Quand on faisait, avec ma compagnie de l’Etreinte, nos grands projets itinérants, de commune en commune, de village en village, on croisait nombre de personnes, certaines étaient déjà allées au théâtre, d’autres non. Un jour, dans le Nord – c’était en 2002 et j’ai été marqué à jamais – une dame était en larmes, elle m’a dit: “Monsieur, sans vous, sans votre troupe, je ne saurais pas ce que c’est que le théâtre, je ne l’aurais jamais découvert, je ne serais jamais allé au théâtre de ma vie”. Moi-même, j’avais les larmes aux yeux, je me suis dit que ça valait bien tous les publics d’abonnés. Pour cette dame-là, il fallait le faire. C’est une chose inouïe, tellement merveilleuse d’avoir pu lui donner ce bonheur-là, cette conscience-là, et ce luxe de pouvoir choisir d’y retourner ou pas, que ça vaut tous les publics avertis, majoritaires, parfois un peu confortables. Quand tout à coup, on touche cette dame-là, on sait pourquoi le coeur nous bat et pourquoi on fait ça. En partant de là, je me suis dit: “voilà, je sais pourquoi j’ai fait du théâtre, je sais pourquoi j’ai joué ce spectacle là”, et ça vaut toutes les critiques du monde, toutes les coproductions – je ne le dis pas par mégalomanie, car en même temps, il faut bien que je fraie avec l’institution, avec les directeurs de lieux, avec les gens qui soutiennent et qui décident car on ne peut pas vivre d’amour et d’eau fraîche, on ne peut pas faire les choses au hasard. Mais j’aimerais tellement qu’on aille aussi dans cette voie-là, qu’on s’éloigne parfois des sentiers battus commerciaux, vénaux et parfaitement intéressés ! Je crois que c’est difficile, c’est parfaitement idéaliste, un peu utopique, mais il faut toujours garder ça en soi, il faut être toujours dans de l’inouï, dans du neuf, et j’essaye de le faire, toujours modestement, et ce n’est pas facile, car on est pris dans un engrenage. Je me demande toujours ce que je vais faire. Mais je crois qu’il faut avoir une belle âme, il faut être le plus noble, le plus digne possible pour faire les plus belles choses qui soient, et les faire en visant l’excellence, et avec exigence et poésie.

En ce moment, je travaille avec Gauthier Fourcade, et dans la petite note d’intention autour de son texte, je disais justement à quel point c’était une personne magnifique, parce que c’est une personne pour qui la poésie est première, pour qui la métaphore, le travail intelligent, les belles pensées sont de mise, comme il invente, comme il fait les choses tellement loin de ceux qui font des performances commerciales de divertissement, et je veux évidemment continuer à aller vers Gauthier Fourcade.

O.B : Pour finir, quel est votre regard personnel, votre rapport à votre profession et à la manière dont vous l’exercez ?

W.M : Au théâtre, il n’y a rien qui me semble fondamentalement hostile. Il y a des gens pour qui le théâtre est un cheval de bataille. Personnellement, je pense qu’il y a de la place pour tous, mais il faut choisir son camp, son chemin, son cheminement. J’ai appris à faire du théâtre de cette manière-là, pas de manière tout à fait confortable et majoritaire, – notamment avec mon père, qui a fait couler beaucoup d’encre. Je pense qu’il faut être en accord avec sa personne et ce qu’on fait. Il faut tenter de bouleverser la donne et, très modestement – parce que c’est dérisoire – j’essaye de donner du bonheur et de l’intelligence aux gens, de donner de ma personne et de faire le maximum pour que ça existe. On passe toujours par des moments de tristesse, de déception ou d’usure, mais il faut se relever, réinventer, il faut repartir à la bataille, c’est ce qui m’anime depuis vingt ans, et j’espère que je continuerai. Dire que j’ai failli ne pas faire ça, c’est quand même étonnant ! Quand j’avais vingt ans, je ne pensais pas forcément devenir comédien professionnel, et puis finalement ça m’a rattrapé, et c’est merveilleux d’avoir pu embrasser cet univers et d’avoir pu faire autant de projets avec autant de gens, de spectateurs. Ca m’émeut. Parfois on s’étonne, on se dit “il y a tant de comédiens, tant de compagnies !”, mais en réalité, il y en a tellement peu au regard du monde qui nous entoure, de la société… Il faudrait au contraire célébrer tous ceux qui veulent faire ça, vraiment, comme une chose tellement primordiale, tellement essentielle, tellement forte ! Mais malheureusement ce n’est pas le cas, alors il faut continuer toujours et toujours. Voilà mon credo.