Interview de Nicolas Gousseff dans le cadre de son nouveau spectacle « Délire à deux » représenté au Théâtre aux Mains Nues

Propos recueillis par Paula Gomes

Paula Gomes : Comment a débuté ce projet ?

Nicolas Gousseff : Sur une proposition du Théâtre aux Mains Nues et avec la complicité de François Lazaro, passionné comme moi par la marionnette et les formes théâtrales, la conception, la recherche et la transmission de la connaissance. Nous avions créé ensemble, en compagnonnage : « Dormir » un spectacle pour un corps humain et un tout petit lit, presque sans parole, qui a été le terreau de « Délire à deux », un seul en scène avec deux chaises incarnant un couple. Une exploration du corps et du personnage hors de soi avec des objets du quotidien.
François est le fondateur du Clastic Théâtre et en 1998, du Laboratoire Clastic de la jeune création. Il travaille sur les blessures : ne pas les ignorer mais comprendre souffrance pour s’en délivrer. Esthétique du « tel quel », poésie de la reconnaissance de telles que sont les choses. Beauté de l’humain parce qu’elle ne dit pas souffrance, vers une plus grande compassion.
Rapport à la violence, ne la nie pas, l’exprime par images fortes, décharges réelles, désarrois. La lucidité a une part de violence, le moment où on ne va plus se bercer de belles idées.
Drame de l’impuissance à agir sur ce qu’on constate.
De mon côté, j’ai exploré le corps castelet, le corps scénographie, le théâtre du soi-même. Et aussi le théâtre de sens à travers des textes de Valère Novarina, Eugène Ionesco, Luigi Pirandello, … Avec ma compagnie « Théâtre Qui », nous sommes en recherche constante, ouvrir un horizon toujours plus large et accepter vertige du sens et non-sens.

itw_delire_francois_lazaro© François Lazaro

PG : Quel est le thème de « Délire à deux » ?

NG: « Délire à deux » évoque une dispute d’un couple, ELLE et LUI, au sujet de la tortue et du limaçon, sur fond de guerre. Cette pièce politique et apolitique de Ionesco décrit avec intelligence, la démission de la chose politique, le refus de se positionner. Pas de paix possible, combats, défenses, les personnages se détruisent parce qu’ils ne luttent pas. Ionesco interroge les racines des conflits intérieurs et extérieurs. Il montre en quoi le renfermement sur soi, la peur et le total déni de ce qui pourrait advenir, peuvent conduire à certaines dérives, amalgames et ouvrir la porte à des horreurs inimaginables. L’Histoire et l’actualité en témoignent malheureusement. Le théâtre aggrave, amplifie la prise de conscience du ridicule. Dans le théâtre du sens, Ionesco dérange la société par des angoisses métaphysiques. Interroger le sens, c’est jouer avec le poison mais le poison à certaines doses constitue un remède. La mise à distance par les deux chaises qui se parlent, se querellent, permet un jeu festif pour restaurer, plus qu’accabler. Le public rit.

PG : Pourquoi un théâtre de chaises ?

NG: Les chaises sont un vieil amour, elles font partie de l’histoire humaine. On parle de l’homme debout, il est assis 1/3 du temps, position intermédiaire du travail, de réflexion, sans contact vertical. Empreinte anthropomorphique, cet objet du corps atteste de la personne. Il renvoie à la propre perception de soi, le positionnement de l’homme dans l’espace : notion de « proprioception » avec l’intime en partage. Le siège vide témoigne de l’absence (personne n’ose s’asseoir dessus) et de façon plus large de tous les absents qui ont connu les discordes. Une ouverture sur le souvenir et la mise en abîme des générations avec les mêmes bêtises, répétitions des jeux. La chaise se manipule, est directionnelle. Elle offre une sensation de discours comme la marionnette. Le phrasé rend actif, sous forme de fantômes, il localise l’écoute du public, visualisation mentale pour faire résonner les événements extérieurs (guerres, victoires, règlements de comptes). Parfois le comédien s’assoit, s’évente, son corps rentre en jeu brièvement. C’est le vice d’une autre écoute, l’innovation de quelque chose avec l’efficacité du plateau.
A travers ce couple, chacun a la possibilité de se projeter avec sa propre histoire.

PG : Quelques mots sur la scénographie ?

NG : Radicalisation du plateau avec deux chaises pour représenter le couple et aussi le comédien par incarnations fugaces. L’appartement est délimité par une ligne blanche. L’espace est réduit à des dimensions inquiétantes, une manière d’oublier ce qui nous préoccupe. L’illusion empêche l’étincelle de l’esprit. Ceux qui n’ont pas pris parti, restent cloîtrés à la maison en croyant que cela ira mieux.
La bande son muette, projetée au mur, témoigne de l’émeute qui gronde dans la nuit. Elle permet de faire entendre les cris que nous portons en nous (salariés licenciés sans raison, délocalisation, réfugiés…). Le spectateur peut voir ce qui l’angoisse, ce qui ne peut pas être refoulé, ce qui semble être menaçant, les conflits ouverts.

PG : Quels sont les projets menés par votre compagnie « Théâtre qui » ?

NG : Le Travail de la compagnie est marqué par les questions et l’envie de jeu théâtral. La marionnette interroge sur soi-même, « être là » comme acte essentiel, moteur permanent de ce qui fait sens. Pas d’autre événement que celui-là, en toute plénitude. Donc forcément, l’absence et ce qui n’est pas là nous intéresse. La marionnette est un paradoxe : la manifestation de la personne, et en même temps au milieu et il n’y a personne en deçà de nous.
En politique, la question d’être là dans la nécessité, la reconnaissance que cela est notre bien, qualité à être là et de ne pas rentrer dans l’aliénation du monde. C’est une contrainte dans « Délire à deux ».
« Vous qui habitez le temps » de Valère Novarina interroge le corps afin de voir si nous sommes là. La recherche du sens est primordiale pour maintenir entendement. Dans cette création, la marionnette rend intelligible ce texte, à travers elle passe une fiction de nous-même. Elle peut dire Pascal et l’instant d’après faire des guignolades. Dans l’audace, déculpabilise la pensée, pseudo-adulte.
Ce travail de mise en scène a conduit à « Sens » : expositions d’objets issus de réflexions ouvertes, fondatrices sur le sens, en fonction du lieu (hall, accueil). Création qui s’affranchit des lois, théâtralité. La mise en scène exploite la force des arts plastiques et l’étonnement. Ce moment où la pensée se mobilise avant de s’énoncer.
Ce moment où la
pensée se mobilise avant de s’énoncer.

PG : Quel avenir pour « Délire à deux » ?

NG : Nous espérons rejouer prochainement ce spectacle à Paris. Nous cherchons actuellement une salle.
« Délire à deux » d’Eugène Ionesco
Co-mise en scène : Nicolas Gousseff et François Lazaro
Scénographie : Nicolas Gousseff
Paysage graphique : Brice Notin
Interprétation-manipulation : Nicolas Gousseff
Coproduction : Théâtre Qui, Clastic Théâtre, Théâtre aux Mains Nues

Du 27 au 29 janvier à 20h, le 30 janvier à 16h et 20h et le 31 janvier à 20h

Au Théâtre aux Mains Nues
45, rue du Clos
75020 Paris
http://www.theatre-aux-mains-nues.fr/