La pièce Iphigénie a été présentée cet été à Avignon, dans une mise en scène d’Anne Théron. Je l’ai beaucoup aimée. La mise en scène sobre et la scénographie mettant l’accent sur les éléments, l’air surtout, m’ont captivée. Mais j’ai été frappée surtout par le texte que j’ai donc souhaité le lire pour m’y consacrer entièrement. Et j’ai eu raison !
Dès la première phrase, prononcée par le chœur, on comprend le pas de côté : « Je me souviens qu’au début, le jour se lève. » Cette façon de poser l’artifice est saisissante. On ne vous fera pas croire à une quelconque actualité de cette histoire, on sait bien que vous la connaissez déjà, cette histoire tragique. « C’est évident que rien de tout cela n’est vrai », ajoute-t-il plus loin. Alors, de quoi s’agit-il vraiment ?
« Car vous vous souvenez, comme nous nous souvenons. » Voilà. C’est de cela qu’il s’agit, de mémoire, de mémoire collective. Il s’agit, comme on le faisait autrefois à la veillée, de se ressouvenir des enjeux de la tragédie. Anouilh fait dire à son Antigone : « c’est reposant la tragédie… » reposant parce qu’il n’y a aucun espoir ; on connaît déjà la fin.
Et ce chœur qui est chargé du récit distancié est un chœur de femmes, de femmes en colère, cette colère des femmes qui sont amenées à souffrir à cause d’antiques promesses que se sont faites les hommes. La grandeur des hommes l’exige : tenir les promesses viriles et faire payer aux femmes, aux mères, aux sœurs, le prix de leur gloire. C’est ce que Mouawad appelle Le Sang des Promesses. Et Agamemnon lui-même entre dans ce jeu de la distance : « Et maintenant, il n’y a pas de vent. Je me souviens de dire cela. » Et c’est là que Tiago Rodrigues tente l’uchronie. Agamemnon empêcherait le malheur, au prix de la trahison, du renoncement à la parole donnée, du déshonneur… mais chacun sait, puisque nous sommes dans la tragédie, que cette tentative restera lettre morte – la lettre, en effet, n’arrivera pas. Confiée à un vieillard, elle sera trop lente ; la tragédie va trop vite pour un vieillard.
Et Clytemnestre aussi, se souvient. Elle aussi sait que le tragédie est inéluctable, que son amour de mère deviendra souffrance absolue, que la gloire des hommes exige le sacrifice. Son temps à elle viendra plus tard. Dix ans plus tard. Et ça sera dans une autre tragédie …
Alors, que reste-t-il aux humains ? rien d’autre que l’acceptation, la prise en charge par la plus faible. Les adultes se débattent avec leur culpabilité, même Ménélas est tenté de renoncer ; mais c’est Iphigénie qui va les délivrer en réclamant qu’on la sacrifie, non pour le vent mais pour libérer ceux qu’elle aime du poids de leurs remords. Ils lui ont donné la vie, ils ne lui voleront pas sa mort. C’est elle qui décide et qui renverse le tragique. En cela elle est la sœur d’Antigone. Toutes deux transcendent leur condition de femmes, de victimes ; elles s’élèvent au niveau même des dieux qui croient gouverner les humains.
« Les dieux sont des histoires que l’on raconte aux Grecs pour justifier ce qu’ils ne comprendraient pas autrement », dit Agamemnon. Les jeunes filles sacrifiées n’ont pas besoin des dieux.
Retrouvez Iphigénie et les deux autres textes Agamemnon, Électre de Tiago Rodrigues aux Éditions Les Solitaires Intempestifs.
Informations pratiques
Auteur(s)
Tiago Rodrigues
Prix
15 euros
Éditions Les Solitaires Intempestifs
www.solitairesintempestifs.com