« J’appelle mes frères » d’après le texte de Jonas Hassen Khemiri mise en scène de Mélanie Charvy

Article de Bruno Deslot

Seul dans la ville, au milieu de tous !

A la suite d’un attentat à Stockholm en 2010, Jonas Hassen Khemiri, auteur suédois, écrit un texte brûlant d’actualité : « J’appelle mes frères », publié dans le grand journal suédois « Dagens Nyheter ». Durant deux ans, la compagnie Les Entichés, s’attelle à un travail acharné sous la direction de la metteur en scène Mélanie Charvy pour proposer une création engagée faisant écho aux événements récents du mois de Janvier 2015.

Compagnie_les_entiches_2014© Compagnie Les Entichés – 2014

Au milieu d’un espace fendu par des lumières aveuglantes et saturé d’une musique saccadée, Amor s’abondonne aux plaisirs artificiels d’une nuit bruyante et agitée. Dans sa poche, son téléphone vibre plusieurs fois, pris de boissons, il ne réagit pas ! Dans le taxi qui le ramène à son domicile, il écoute ses messages, les interrogations s’additionnent, l’inquiétude s’installe, puis la peur, et…ivre, Amor s’écroule sur son canapé. Le téléphone sonne, c’est Shavi, l’ami d’enfance, grand complice du jeune homme encore aviné. Les nouvelles sont mauvaises, un attentat a eu lieu, toute la ville est sous tension. Dès lors qu’Amor prend la mesure de l’enjeu, une course haletante débute à travers la ville.
J’appelle mes frères et je dis : « La police traque deux suspects. Ils sont frères. Mais ils ne sont pas nos frères. Même si certains vont essayer de les associer à nous. Leurs noms, leur origine, la couleur de leur cheveux. Suffisamment ressemblant (ou pas du tout) ». Le ton est donné, la lutte contre la stigmatisation ethnique est clairement énoncée par cette parole relayée tour à tour par quatre comédiens à l’avant de la scène. Tout au long du spectacle, « J’appelle mes frères » devient une accroche digressive, retentissant comme une salve foudroyante à mesure que la paranoïa d’Amor devient exponentielle. La suspicion s’installe, les regards douteux se multiplient, le malaise ne cesse d’augmenter faisant voler en éclat les éléments d’une journée morcelée dont Amor tente de rassembler les données parcellaires dont il disposent.
Est-ce un leurre ou bien a-t-il définitivement basculé du côté de l’ennemi par le prisme d’une société prise au piège de son propre système de pensée uniformisée ? Amor est dépassé par les conseils des uns et des autres. Doit-il choisir un camp ? son camp ? ou accepter de se taire et se soumettre à une actualité oppressante ?
Sa cousine, Ahlem, lui rappelle l’existence de la famille, sa vie de couple, son désir d’aspirer à une sérénité intérieure absolue. Valéria, l’amie de toujours, l’éconduit chaque fois qu’il la sollicite pour lui confier ses sentiments. Et enfin, Shavi, le bon copain, dont la vie rangée, dérange Amor dans sa façon de concevoir l’évolution de leur amitié. Ces personnages évoluent de manière hélicoïdale autour d’Amor qui mène de son côté une véritable course vers l’abyme.

Distanciation, effet d’étrangeté, adresse au public, référence directe à un problème social, changements à vue…le principe de la dramaturgie brechtienne est clairement lisible et au service d’une mise en scène qui se veut ambitieuse. Le cadre est solide mais l’ensemble manque de maturité et l’on perd rapidement de vue le jeu des comédiens qui martèlent un texte simple, précis et clair. Cette interprétation en force manque de souffle et de quelques silences qui permettraient, par exemple, au personnage principal, interprété par Aurélien Pawloff, de mieux installer toute l’angoisse et la paranoïa de son personnage sur la plateau grâce à une montée en puissance contrôlée, car nuancée avec plus de précision. Shavi, interprété par Paul-Antoine Veillon, incarne son personnage avec une sincérité attachante et un potentiel non négligeable mais encore trop enfermé dans le cadre scénique imposé.
Certes, le texte de Jonas Hassen Khemiri invite l’acteur à se sentir sur une véritable poudrière mais avec une interprétation parfois trop excessive, attention à ne pas tomber dans l’effet inverse, celui du pétard mouillé.
Les vidéos projetées en fond de scène sont de belle facture, tout comme la lumière, mais n’apportent pas grand chose à l’ensemble de la composition.

A l’évidence, la compagnie Les Entichés, présente un travail passionné qui ne demande qu’à être joué afin de le faire évoluer et lui donner davantage de consistance.

« J’appelle mes frères »
D’après le texte de Jonas Hassen Khemiri
Mise en scène : Mélanie Charvy
Création Lumières : Tanguy Gauchet
Avec : Aurélien Pawloff, Paul-Antoine Veillon, Yasmine Boujjat, Millie Duyé
Du 9 au 13 septembre à 20h30
Théâtre de l’Opprimé
78 rue du Charolais
75012 Paris
http://www.theatredelopprime.com/