« La fin de l’homme rouge ou le temps du désenchantement » de Svetlana Alexievitch, adaptation et mise en scène Stéphanie Loïk, au Théâtre de l’Atalante

Article de Marianne Guernet-Mouton

Quand l’homme rouge prit des couleurs, destin de l’ « homo sovieticus »

Par un heureux hasard, Svetlana Alexievitch s’est vue consacrée par le prix Nobel le 8 octobre dernier, alors qu’au même moment son œuvre imposante et poignante La fin de l’homme rouge ou le temps du désenchantement a été adaptée et mise en scène par Stéphanie Loïk, d’abord à Arcueil au centre culturel Anis Gras, maintenant au Théâtre de l’Atalante. Auteure biélorusse dissidente et engagée dans la restitution d’une mémoire faite de témoignages que la Russie voudrait oublier, Svetlana Alexievitch est aussi l’auteure de Supplication, chronique de l’apocalypse après Tchernobyl que Stéphanie Loïk avait déjà adapté et mis en scène en 2013. Habituée à ce qu’elle appelle un « théâtre documentaire » et aux textes forts du prix Nobel, Stéphanie Loïk propose aujourd’hui une mise en scène saisissante où tout concoure magistralement à dresser un portrait de l’ « homo sovieticus ».

Portrait of Yulia Gorodnitcheva, leader of the pro Putin party called NACHI (meaning "ours") in her office in the civil chamber. She was elected representative of the organization in Decembre 2005, she was designated as a member of the civil Russian chamber.

© DR

Texte non théâtral, le livre de Svetlana Alexievitch s’inscrit dans une œuvre dense, difficile à définir tant elle se trouve à la frontière entre Histoire et Littérature, abordant le monde à partir des émotions. Invitée de l’émission La Grande Librairie sur France 5 le 7 novembre, l’auteure affirmait « Je m’intéresse au socialisme de cuisine, ce qui se passe dans la tête des gens. »
Le défi était donc de taille pour Stéphanie Loïk qui à partir d’une sélection de témoignages a choisi neuf comédiens, tous de noir vêtus, perdant toute individualité pour ne former qu’un seul corps social déclamant avec une élocution claire un socialisme oublié et une liberté incomprise. Parmi ce groupe, le parti pris de la metteuse en scène a été de donner la parole à une comédienne à l’accent russe non dissimulé, incarnant Svetlana Alexievitch elle-même. Dépourvue de tout décor, la scène n’est occupée que par le groupe de comédiens dirigés de manière chorégraphique et millimétrée. Ne formant alors qu’un seul corps hypnotique qui évolue lentement avec maîtrise, le groupe chuchote, crie, chante en chœur ou à tour de rôle de sorte qu’aucun n’ait le monopole de la parole. Une parole ainsi donnée à des anonymes ayant connu ou hérité du « laboratoire communiste », parlant d’un quotidien, de choses que l’on comprend, nous touche mais nous dépassent le temps d’une pièce, nous les Occidentaux.
Par un jeu de lumières exceptionnelles, Stéphanie Loïk nous hypnotise, nous crée des images mentales dont on parvient difficilement à s’extraire. Lorsqu’une lumière rouge envahit les visages, les mains des comédiens et le plateau à la fin de ces 2h25 de spectacle, on suffoque. C’est avec force que Stéphanie Loïk parvient à refaire vivre l’âme soviétique et une frontière culturelle oubliée grâce à des acteurs convaincants. Ce qui nous est donné à voir c’est un questionnement sur la liberté, le socialisme, le capitalisme, sur l’amour qui ne suffit pas à retenir ceux qui se donnent à la patrie, au projet grandiose du socialisme utopique d’une URSS éclatée. De cette URSS et de l’ « homo sovieticus », que reste-t-il ? Un conflit intergénérationnel, de l’incompréhension, des souvenirs, des bruits de cuisine, des regrets, une génération à l’enfance communiste et au destin capitaliste, et cette phrase « L’homme lui-même est devenu plus coloré, plus isolé. Et la vie s’est éparpillée en petits îlots ».

La fin de l’homme rouge ou le temps du désenchantement
Adaptation et mise en scène de Stéphanie Loïk
Création lumière Gérard Gillot
Création musicale, chef de chœur Jacques Labarrière
Préparation et chants russes Véra Ermakova
Avec Najda Bourgeois, Heidi-Eva Clavier, Lucile Chevalier, Véra Ermakova, Marie-Caroline Le Garrec, Adrien Guitton, Martin Karmann, Jérémy Petit
Du 4 novembre au 7 décembre 2015

Théâtre de l’Atalante
10, place Charles Dullin
75018 Paris
http://www.theatre-latalante.com