« LA TRILOGIE DE LA VENGEANCE » Quand Simon Stone repousse les limites de sa dramaturgie

Adepte des réécritures ultracontemporaines librement inspirées d’auteurs classiques, Simon Stone se saisit désormais de grandes figures du théâtre élisabéthain (Shakespeare, Ford, Middleton, et leur contemporain espagnol Lope de Vega) pour tisser une fresque théâtrale puissante et éclatante, réflexion sur le statut des femmes dans ces récits masculins de déchaînement des passions, libération des rôles féminins sur fond d’inceste, de meurtre et de violence.

On avait déjà eu l’occasion de se laisser impressionner – avec Medea, Les Trois Soeurs ou Ibsen Huis – devant l’incroyable intelligence dramaturgique de Simon Stone, qui fait toujours preuve d’une finesse et d’une habileté rares : nous n’avions encore rien vu. A la mécanique bien huilée des spectacles entremêlant flashbacks et points de vue subjectifs façon « thriller », l’auteur-metteur en scène ajoute désormais un prolongement encore plus radical, celui de découper son spectacle en trois parties… avec plusieurs ordres de visionnage possibles. Une telle ambition, exécutée avec une rigueur impeccable, force l’admiration, car au-delà de la grande technicité qu’elle implique, cette construction ciselée en puzzle grandeur nature offre aux publics une expériences vraiment unique.

De fait, on ne s’essayera même pas à résumer la trame du récit – chaque information étant un potentiel spoiler. Ce qui est intéressant ici, c’est la contribution psychologique du spectateur : on ne cesse de réfléchir, chaque nouvelle scène résonne d’un son particulier selon ce que l’on sait déjà – ou ce que l’on sait ignorer. Il en résulte un sentiment puissant d’être en immersion dans la représentation et d’avoir, sans cesse, une énigme à résoudre. On dévore l’histoire comme on enchaîne les épisodes d’une bonne série télévisée ; on y fouille comme dans un escape game haletant pour tenter de reconstituer la chronologie des événements tandis que l’on est ballotté d’une décennie à l’autre, entre trois lieux symboliques (le bureau, le restaurant, et la chambre d’hôtel) où se nouent les étapes du drame. A qui appartient, finalement, l’ultime vengeance ? Notre parcours (qui a commencé par le bureau pour finir dans la chambre) nous a donné une réponse, mais il est probable qu’ailleurs, la conclusion ait été autre. Comment perçoit-on les personnages lorsqu’on sait dès le départ ce que notre parcours nous a fait apprendre en dernier ? Pour rendre justice à l’inventivité d’un tel spectacle, il faudrait l’avoir vu trois fois pour en connaître assez les ressorts car, si les pièces du puzzle finissent toutes à la bonne place, les motifs qu’elles ont dessiné en cours d’assemblage ne sont pas neutres.

MC 93 Bobigny 2018-19"la Chauve-Souris" Johann Strausslivret Karl HaffnerDirection musicale Fayçal Karouimise en scène Célie pauthe
Elisabeth Carecchio2

© Elisabeth Carecchio

D’ailleurs, une autre variable dans l’expérience des publics tient à la performance des actrices : difficile d’en parler, car elles ne jouent pas toujours les mêmes personnages ! Toutefois, il est impensable de ne pas saluer leur maîtrise technique exceptionnelle : changer constamment de rôle en courant sur trois plateaux différents actifs simultanément, trois fois de suite par soir, relève du marathon. Côté interprétation, on reconnaît la direction d’acteurs de Simon Stone qui réclame tout à la fois un grand style théâtral et un réalisme – voire un naturalisme – qui s’ancre dans le quotidien. Peu surprenant, dès lors, que la distribution vienne en partie du monde du cinéma, particulièrement enclin à ce type de jeu oscillant entre minimalisme extrême et exubérance. Dans ce registre, Eye Haïdara excelle tout spécialement : elle sait faire preuve d’une acidité nuancée qui fait tantôt rire par ses aspects de sitcom, tantôt verrouille la tension dramatique. Alison Valence, quant à elle, a quelque chose de toujours intensément pétillant, frais, une vivacité candide qui la rend également remarquable dans un style plus résolument théâtral. Mais enfin, si l’on remarque ces deux personnalités, les autres ne sont pas en reste, et ce groupe de femmes (et un homme) se révèle très hétéroclite mais néanmoins harmonieux dans son ensemble ; il faut dire qu’avec un travail aussi millimétrique, la dynamique de groupe qui émerge est parfaitement rodée. Raison de plus de voir le spectacle plusieurs fois : confronter les rôles et leurs interprétations…

Style dramatico-naturaliste du jeu d’acteur, construction dramaturgique méta-enchâssée, importance du symbole dans la scénographie, réflexion intemporellement actuelle sur nos fonctionnements sociaux, prépondérance du mythe : tous les éléments constitutifs de la « patte » de Simon Stone acquièrent ici une dimension supérieure : l’artiste est allé jusqu’au bout de son geste, l’a éprouvé, en a repoussé les limites. Saura-t-il encore nous surprendre après ça ? On a hâte de le découvrir…

Informations pratiques

Auteur(s)
Simon Stone
d’après John Ford, Thomas Middleton, William Shakespeare et Lope de Vega

Mise en scène
Simon Stone

Avec
Valeria Bruni Tedeschi, Éric Caravaca, Servane Ducorps,Adèle Exarchopoulos, Eye Haïdara, Pauline Lorillard,Nathalie Richard, Alison Valence et la participation de Benjamin Zeitoun

Dates
Jusqu’au 21 avril 2019

Durée
3H45 (avec deux entractes)

Adresse
Ateliers Berthier de l’Odéon
1, rue André Suares
750017 Paris

Informations complémentaires
www.theatre-odeon.eu