« L’abattage rituel de Gorge Mastromas », texte de Denis Kelly, mise en scène de Chloé Dabert, au Théâtre du Rond-Point

Un article de Thibault David

Money, money, money

Denis Kelly est une valeur sûre. ADN, Love and Money pour le théâtre (entre autres), Utopia à la télévision : une réflexion continue sur l’individu, sa place dans la société moderne et ses rouages.
Gorge Mastromas (prononcez Georges) est un type bien. Un type moyen, mais bien. Son sens moral l’emporte sur sa propre personne, jusqu’au jour où non, en fait, ça va bien cinq minutes. Et la tragédie faustienne démarre.

© Solange Abaziou

D’abord, un narrateur devant un rideau translucide. On aperçoit derrière  un grand panneau de bois, qui permettra l’apparition d’un bureau, d’une maison, d’une chambre (petit bijou de scénographie). Il raconte les années de Gorge avant sa transformation. Histoire de bien situer le contexte. Il raconte aussi beaucoup de chose, que la petite musique l’accompagnant « l’emmerde grave », s’adresse au public, sourire franc et rigolard, explosant le quatrième mur sans sourciller. Derrière, Gorge attend (« Il a pas le droit de parler, haha »).

Puis ça s’emballe, et Gorge se transforme, par besoin, par amour, lui qui se laissait guider par la morale se transformera en monstre cynique, fortune du Cac40, achetant des immeubles sur un coup de tête.
L’introduction demande du temps, mais c’est pour mieux faire démarrer la tragédie – une tragédie sans temps mort, jonglant entre les détails dérisoires pendant dix minutes et ellipsant dix ans de vie en un clin d’œil. Un rythme effréné, tant dans la mise en scène que dans les dialogues : c’est bien simple, la plupart du temps, personne ne s’écoute, les répliques se bouffent entre elles, les comédiens aussi. On ne peut que rester admiratif devant ces dialogues cyniques portés par des acteurs d’une densité rare.

© Solange Abaziou

Un déshumanité qui frappe aux tripes, terrible. Mais aucun manichéisme n’est présent. La finesse de la mise en scène et du jeu des acteurs permettent de dévoiler toute la puissance du texte, son langage brutal, urbain, et la tragédie d’un monde qui finit par enfanter des tyrans.
On en sort secoué, mais pas amer. La tragédie n’empêche pas de rire de l’absurdité de ses personnages : que ce soit le narrateur, la patronne, Gorge lui-même parfois ; l’équilibre est toujours là, ce qui fait qu’on se plonge dans cet abattage, ce sacrifice avec un plaisir non feint.
Evidemment, la fin ne sera pas heureuse (le titre ne ment pas, lui). Mais ce serait dommage de se priver du spectacle pour une broutille pareille. Denis Kelly est une valeur sûre et L’abattage rituel de Gorge Mastromas le prouve encore une fois.


L’abattage rituel de Gorge Mastromas

De Denis Kelly
Mise en scène : Chloé Dabert
Avec : Bénédicte Cerutti, Gwenaëlle David, Marie-Armelle Deguy, Olivier Dupuy, Sébastien Eveno, Julien Honoré, Arthur Verret
Traduction : Gérard Watkins
Scénographie et vidéo : Pierre Nouvel
Lumières : Kelig Le Bars
Costumes : Pauline Kieffer
Assistanat à la mise en scène : Marion Bartocionni
Création son : Lucas Lelièvre

Du 19 avril au 14 mai

 

Durée : 2h

 

Théâtre du Rond-Point

2bis Avenue Franklin Roosevelt, Paris 8

http://www.theatredurondpoint.fr/