"L'AVARE" Repenser Molière à l’aune de la robinetterie et de la pénurie hydrique

L’or, personnage principal de la comédie L’Avare de Molière, métamorphosé en eau, se mesure au compte-goutte. Les personnages, quant à eux, sont réifiés en outils de plomberie de tous azimuts : robinets chromés, tubes de PVC, tuyaux cuivrés… Dans cette réécriture farfelue de la pièce par la compagnie Tabola Rassa, Harpagon, père de Cléante et d’Elise, est rouillé par l’avarice et vit délibérément dans l’indigence pour économiser le moindre millilitre du liquide précieux qu’est l’eau de source. Afin de fructifier son réservoir, il projette, d’une part, de marier sa fille – éprise de Valère – à l’opulent général des eaux, et de l’autre, d’épouser Marianne – l’amante de son fils – pour sa dot. Son égoïsme, se heurte aux idylles de sa progéniture qui finira par lui dérober son trésor aqueux et le soumettre à un ultimatum où l’appât du gain le perdra.

Les deux comédiens, Olivier Benoit et Alexandre Jean, qui doublent près de quatre personnages chacun avec une palette vocale sidérante, font montre d’un talent d’interprétation hors pair. Le travail de la compagnie est d’autant plus remarquable que les objets empruntés au champ de la plomberie ne sont pas modifiés, un visage se dessine, en effet, presque instinctivement sur ces outils du quotidien. Il suffit à Marianne de tourner sa poignée d’eau chaude pour pleurer à chaudes larmes, à Harpagon de se curer le bec pour déloger des résidus de calcaire. Un bout de tissu habille ces robinets qui sont instantanément animés par les gestes expressifs des marionnettistes. La personnalité de ces derniers ressurgit par bribes, on les voit seuls dans une courte scène, ou parfois s’échanger des regards en toute autonomie des marionnettes-robinets, voire s’adresser directement à ces dernières. Si la scénographie est relativement modeste – une simple table à double fond, de légères variations de lumière, un système de poulie, un ventilateur –, sa sobriété n’est en rien un frein à ce spectacle tordant où les comédiens n’hésitent pas à asperger le public. Le texte de Molière est remanié brillamment, avec prodigalité de calembours et un travail sur la polysémie laissant glisser des métaphores grivoises tout en finesse. Faisant fi des anachronismes, les jeux de mots pleuvent et semblent ne se tarir jamais : Jean-Jacques Ruisseau ou un La Fontaine sont les nouveaux prophètes, l’idéal d’un amour inoxydable hante les esprits… Contre toute attente, la relecture audacieuse de cette pièce classique demeure fidèle au texte d’origine : le canevas est respecté, hormis quelques personnages superflus le chœur névralgique est conservé, le ton comique est développé dans un humour subtil sans jamais chavirer dans la lourdeur. L’adhésion du public à leur univers mêlant tuyauterie et farce coule de source. En filigrane du spectacle, un message d’alerte se profile à l’égard du gaspillage de l’eau, laquelle est le nerf sensible de nombreux conflits géopolitiques aujourd’hui. La question de la privatisation progressive des ressources naturelles affleure chacune des répliques. Les ambitions hégémoniques des sociétés contemporaines reflèteraient presque l’avarice d’un Harpagon, en cherchant à amasser des richesses indépendamment des conséquences écologiques et démographiques.

Cette création, jouée à travers le monde depuis 2003, n’a pas pris une ride et trouve toujours une résonance percutante avec l’actualité des pays en état de pénurie, pour ne citer qu’un exemple. Pour cette compagnie catalane, nul besoin d’artifices scéniques ou d’un langage filtré pour confectionner un spectacle de qualité. Il faut peu de temps à ces personnages siphonnés pour soutirer au spectateur des larmes d’hilarité.

Informations pratiques

Conception
Olivier Benoit, Miquel Gallardo, Jordi Bertran