Le livre de l’intranquillité, de Fernando Pessoa, mise en scène David Legras © Matthieu Camille Collin
Sur scène, comme sur un radeau, le petit bureau de l’aide-comptable est là tel un poste de vigie et d’amarrage de ses rêves et de ses pensées. L’inclinaison des planches, la petite dimension de la table et de la chaise sur laquelle s’installe le narrateur nous éloignent du monde réel et ouvrent l’espace de sa contemplation et de l’imaginaire. Ces déséquilibres visuels traduisent l’intranquillité qui le parcourt intérieurement. De la rue des Douradores à Lisbonne, le modeste employé d’une firme commerciale sous les ordres du patron Vasques aspire à une vie meilleure. Tel un navigateur portugais à la conquête d’une nouvelle terre, son esprit vagabonde voulant échapper à la banalité de l’existence. Lucide, il plonge dans la profondeur de l’être, témoigne du néant qu’il découvre en lui-même et affirme avec conviction que « nous sommes endormis et que cette vie-ci n’est qu’un songe ».
Publié en 1988 en France, plus de cinquante ans après la mort de Fernando Pessoa sous le titre Le livre de l’intranquillité signé par Bernardo Soares, homme qui n’a pas existé puisqu’il s’agit d’un des nombreux hétéronymes du poète portugais dont les plus connus sont l’ingénieur Álvaro de Campos, le médecin Ricardo Reis et son maître absolu Alberto Caeiro. Cette « autobiographie sans événement » renferme ses confessions, c’est le journal intime que Pessoa a commencé à écrire à vingt-cinq ans, qui l’accompagnera tout au long de son existence et qui restera inachevé. Négation de la narrative, des codes littéraires, l’oeuvre la plus importante du poète se parcourt dans le sens où l’on le veut, elle reflète le mieux la complexité de son esprit, son inquiétude et son désarroi. Il s’agit d’un labyrinthe de rêves, de réflexions, de pérégrinations intérieures, sur l’âme humaine. Beaucoup d’idées intenses s’entrechoquent. Soares tente de se réveiller du cauchemar d’exister. Il questionne « Qui suis-je ? », « Comment expliquer la réalité ? » et y répond de manière vitale, sans hésitation avec une lucidité implacable. Le poète analyse sa douleur jusqu’à la transformer en matière. Il découvre finalement que sa vie banale est un vrai trésor. Ce livre posthume a été retrouvé dans une grande malle parmi plus de 27 000 fragments écrits par le poète, c’est un héritage précieux.
Avec sa courte moustache, ses petites lunettes rondes, sa chemise blanche avec ses élastiques de manche et sa cravate, David Legras endosse à merveille l’apparence de l’employé lisboète. Le comédien adopte une gestuelle précise, mécanique lorsqu’il répète les mouvements tant de fois exécutés par cet homme discret. Sa démarche se fait plus légère quand il entre dans des rêveries ou méditations. Le jeu de David Legras est d’une grande justesse, il va à l’essentiel avec une grande simplicité. À travers son adresse au public, son phrasé, les silences qu’il installe, il incarne à la perfection ce personnage singulier. On suit le cheminement de ses pensées, ses angoisses et ses émotions dans une construction dramaturgique réussie. Quelques ressorts sont utilisés comme l’exploitation de l’espace épuré, l’alternance des positions assises ou debout durant la narration, la danse lorsqu’il s’imagine page à la cour du roi. Les images se forment rapidement et contribuent à nous faire pénétrer dans l’univers de Soares, entre songes et réalité. La force et la beauté de la poésie de Pessoa résonnent avec éclat dans cette mise en scène. Le Théâtre de l’Instant Volé nous offre un moment suspendu, un très bel hommage à celui qui est considéré comme l’un des meilleurs auteurs du XXème siècle.
Le livre de l’intranquillité, de Fernando Pessoa, mise en scène David Legras © Matthieu Camille Collin
Informations pratiques
LE LIVRE DE L’INTRANQUILLITÉ
Auteur
Fernando Pessoa, d’après Le livre de l’intranquillité édité chez Christian Bourgois éditeur
Traduction Françoise Laye
Adaptation et Mise en scène
David Legras
Interprétation
David Legras
Assistante mise en scène Camille Delpech
Lumières Dan Imbert
Construction décors Jacques Poix-Terrier
Costume Jérôme Ragon
Chorégraphie Ana Yepes
Dates
Du 4 au 28 mai 2022 au Théâtre Les Déchargeurs, Paris
Durée
1h15
Adresse
Théâtre Les Déchargeurs
3, rue des Déchargeurs
75001 Paris
Informations complémentaires
Théâtre Les Déchargeurs
lesdechargeurs.fr
Compagnie Le Théâtre de l’Instant Volé
www.facebook.com/theatredelinstantvole