« LE MOINE NOIR », De Tchekhov à Serebrennikov, La double vie du Moine Noir

Comme beaucoup d’autres, j’étais dans la Cour d’Honneur du Palais des Papes, cet été pour voir Le Moine Noir adapté de Tchekhov par Kirill Serebrennikov. Et comme beaucoup d’autres, sans doute, je n’avais qu’un souvenir lointain de la nouvelle de Tchekhov. C’est donc avec une grande curiosité que je l’ai relue, dans la traduction de Françoise Morvan et André Markowicz, une édition des Solitaires Intempestifs.

Le point de départ de l’œuvre est une vision que Tchekhov a eue lors d’une sieste en 1893. Réveillé en sursaut par un rêve au cours duquel il a vu un moine noir ; poursuivi par cette vision inquiétante, il n’a d’autre solution, en bon écrivain, que d’en faire le matériau d’une œuvre littéraire, parue l’été suivant.

Françoise Morvan donne une postface à cette édition, dans laquelle elle précise certains points importants de la vie de Tchekhov, ainsi que des pistes de réflexion. La nouvelle ne manque pas, en effet, de susciter les interrogations et d’ouvrir des pistes. C’est pour cette raison que le théâtre a pu s’emparer de cette œuvre étonnante. De Marleau à Serebrennikov, les interprétations sont riches et originales.

L’histoire est assez simple, en fin de compte : le jeune Kovrine revient sur le domaine horticole où il a passé son enfance, recueilli par Pessotski à la mort de ses parents. Il retrouve là Tania, la fille de Pessotski, qui a partagé ses jeunes années et qu’il épousera sur les instances du père. Victime d’une hallucination (le Moine Noir) il côtoie la folie, risque d’y sombrer. On croit le guérir et on le prive de ce qui donnait à sa vie de l’allégresse. Il devient médiocre, amer, malade aussi. Incapable d’assumer son rôle de professeur pour lequel il a pourtant étudié pendant quinze ans, il mourra terrassé par la tuberculose.

Ne craignez, rien, chers lecteurs, ce résumé ne vous privera pas du plaisir que procure la lecture de cette nouvelle. En vous disant (presque) tout, je n’ai rien divulgâché. Les œuvres de qualité sont pleines de ressources : l’important est souvent dans ce qui n’est pas dit. Et c’est dans cette béance, justement, que s’est glissé le dramaturge russe. Alors que la nouvelle est entièrement écrite du point de vue de Kovrine, image, sans aucun doute de Tchekhov lui-même, Serebrennikov considère cette histoire sous quatre angles différents, référence à Rashômon, le film de Kurosawa. (Pessotski, Tania, Kovrine, le Moine) A-t-il rendu justice au génie de Tchekhov ? chacun en sera juge.

Pour ma part, il me semble que la nouvelle est une description de ce qui peut arriver à l’artiste qui se normalise. Exhorté à se marier, puis à se soigner, l’artiste qui renonce à son moine noir renonce du même coup au moteur de sa création. Imagine-t-on Nerval devenir « popote » ? ou Van Gogh épousant une brave mangeuse de pommes de terre ? Le vertige de la folie est terrifiant, mais y renoncer, c’est renoncer à ce que l’on est. « Si tu avais cru, à l’époque, que tu étais un génie, ces deux années, tu ne les aurais pas passées dans cette tristesse et cet ennui. » Ce sont les derniers mots que lui dit le Moine Noir, lors de leur dernière rencontre. Tchekhov a-t-il lui-même marché au bord de ce précipice ? s’en est-il voulu de s’être toujours accroché à la raison, au regard positif, à la science ? je ne sais pas, mais ce que je sens chez lui, c’est que le médecin n’a pas réussi à éteindre la fièvre créatrice qui était la sienne, et ce, pour notre plus grand bonheur.

LE MOINE NOIR

Le Moine noir, mise en scène Kirill Serebrenikov © Christophe Raynaud de Lage

Informations pratiques

Auteur(s)
Anton Tchekhov

Prix
10 euros

Éditions Les Solitaires Intempestifs
www.solitairesintempestifs.com