« L’OFFICIER ET LE BIBLIOTHÉCAIRE » de Gilles Aufray, Les livres peuvent-ils éteindre les torches ?

C’est une très belle fable que nous propose Gilles Aufray dans ce texte paru aux éditions Espace 34 et écrit dans le cadre d’une commande de Luc-Vincent Perche et du Tas de Sable-Ches Panses Vertes. Une fable qui plonge au plus profond de notre mythologie et traverse l’odyssée de l’humanité, avant de poser le défi de sa survie, face aux démons totalitaires qui continuent à se faire les dents sur notre présent, en attendant de s’attaquer à l’avenir…

Il y a d’abord la présence-absence du bibliothécaire qui lit, « le corps traversé par les mots qu’il lit ». Il est à la fois le lecteur très présent que nous pourrions être, le gardien des livres de la bibliothèque, le gardien des mots qui les constituent et le symbole des générations de bibliothécaires qui depuis des siècles sont, par l’assiduité de leurs lectures, les garants du contenu des livres.

Mais voilà qu’on frappe à la porte… C’est un officier. Un officier qui, comme tous les officiers de toute éternité, fait son boulot d’officier au nom du pouvoir dont il dépend, en évitant de se poser les questions dont on ne lui a pas déjà donné les réponses… Et l’officier déclare que le bibliothécaire a une heure et une brouette pour sauver quelques livres qui pourront ainsi échapper à l’incendie programmé de la bibliothèque.
Pourquoi ?
L’officier ne répond pas à la question mais il est certain que « ceux qui brûlent les livres ne le font pas toujours par ignorance »… « Les livres bouleversent le monde, ils créent des désirs, des manques et des questions », cela suffit pour qu’on décide de les brûler… Dehors, les soldats attendent et les torches sont prêtes…

Le bibliothécaire se retrouve seul, face à cette mission impossible. Comment choisir ? Quels livres sauver ? Les premiers, ceux des origines ? Les derniers ?… Il se rend vite compte que le choix est impossible et la proposition diabolique. « En sauvant quelques livres, je ne sauve pas quelques livres, je détruis la bibliothèque. Je fais le travail de l’officier… » Après avoir tenté tout et son contraire, il s’effondre parmi les livres épars…

Il reçoit la visite du Temps à qui il demande une minute, puis une heure, puis un siècle… Mais, même si les jambes du temps ne sont pas égales, il lui est impossible de se dédoubler et de faire qu’une heure d’officier dure un siècle de bibliothécaire…

Commence ensuite une ronde frénétique de Livres/Personnages, ayant chacun une excellente raison d’être sauvé plutôt que tous les autres. Du Grand Classique au livre Dada, du Roman de Gare au Livre de Science, sans oublier l’Écho d’un Poème Oublié… Et chacun de s’agiter et de gesticuler en vain…
Le bibliothécaire finira par accepter l’invitation du Livre Brûlé et entrer en lui pour vivre la ronde infernale des bibliothèques brûlées depuis la nuit des temps : d’Alexandrie à Sarajevo, de Tombouctou à Mossoul, en passant, au cours des siècles par Constantinople, le Mexique, le Cambodge… « Que puis-je faire ? » demande-t-il au sortir du livre. « Changer la fin de l’histoire » répond le Livre Brûlé avant de disparaître… À nouveau seul, il désespère de trouver une solution quand apparaît un fantôme féminin ; celui d’Hypatie, philosophe et mathématicienne d’Alexandrie assassinée par des moines intégristes. «  Est-ce à cela que le savoir du monde nous mène encore ? » constate-elle, avant d’ajouter « La question n’est pas de savoir quels livres il faut sauver, mais comment les sauver tous ».
Oui, mais comment ?
Puisque le bibliothécaire connaît tous les livres, n’en faire qu’un grand livre qui les contiendrait tous, et les lire aux soldats. « Fais confiance à ta mémoire et commence par le livre qui est dans ta poche » lui suggère Hypatie. Ce que fait le bibliothécaire sous la forme innocente d’un dernier souhait avant l’exécution de la sentence, en montrant un petit livre qui tiendrait dans la main d’un enfant… Souhait accordé, tant l’officier est sûr de lui.
Et, face à l’armée de soldats, le bibliothécaire, soutenu par le fantôme d’Hypatie qui lui souffle les premiers mots, commence sa lecture, une lecture, dont on comprend qu’elle ne s’arrêtera jamais… On dit que le bibliothécaire est maintenant devenu célèbre et que les gens viennent de partout pour écouter l’homme qui se souvient de tous les livres et leur raconte l’histoire de l’humanité pour mieux la sauver…

Gilles Aufray nous offre ainsi une fable essentielle et salutaire qui touche au plus juste en ces temps de violence identitaire et de montée des intégrismes ; en ces temps de déni où les nouveaux tyrans tentent de réécrire l’Histoire à leur botte et rêvent de museler toute possibilité de libre arbitre, de réflexion et de création.

Une fable qui nous est contée sur une scène de théâtre. Un théâtre vivant constitué d’une « forêt de symboles » et la question qu’on peut être amené à se poser à la première lecture serait celle de la représentation et de sa traduction scénique… Mais cette interrogation trouve sa réponse, lorsqu’on lit en dernière page, en petits caractères, que le texte de cette pièce a été écrit dans le cadre d’une commande et qu’elle a été créée avec des comédiens marionnettistes. À ce moment tout s’éclaire et, avant même d’aller y regarder de plus près, on imagine tout de suite ce que peut être le spectacle et l’on apprécie encore mieux l’écriture et la dramaturgie du texte.

Il nous reste à espérer que ce spectacle créé en octobre 2022 soit repris, ou que d’autres metteurs en scène marionnettistes, ou travaillant dans l’univers du théâtre/objet s’en emparent à leur tour, il le mérite. Les dramaturgies sont riches et plurielles, à nous de savoir en profiter !

Informations pratiques

Auteur(s)
Gilles Aufray

Prix
13 euros

Éditions Espace 34 – Collection Théâtre
www.editions-espaces34.fr