« Louise, elle est Folle & Déplace le ciel», un diptyque proposé par le Théâtre des Lucioles au Théâtre des Quartiers d’Ivry

Article Pierre-Alexandre Culo

« Louise, elle est folle »

La folie d’une autre !

Entourée de ses fidèles collaboratrices, Frédérique Loliée et Elise Vigier, Leslie Kaplan poursuit  sa réflexion sur les mots, la ville et la folie, en présentant « Louise, elle est folle ». La folie explorée dans une forme langagière récurrente, proche de l’obsession, qui tente d’atteindre le principe même de réalité. Mais quelle réalité ? Quelle folie ? Celle que l’on enferme ou bien celle que l’on singularise ou banalise pour ne pas à avoir à s’en inquiéter ?

kaplan_christian_berthelot_1

© Christian Berthelot

Parcourant les coursives du Théâtre, passant une porte pour accéder au plateau, Frédérique Loliée et Elise Vigier sont déjà en errance tout comme les mots, lâchés en rafales une heure durant. Sur un sol brut, sous un éclairage sobre, les deux femmes débutent une course folle aux mots, ceux qu’elles s’empruntent, se dérobent, s’approprient, s’arrachent dans un questionnement sans cesse renouvelé ne trouvant ni réponses, ni solutions à leur épopée « philosophique » ! Mais est-ce bien l’objectif de cette parade, de cette folie sémantique qui additionne les propos saugrenus ? Les mots constituent eux-mêmes un personnage incarnant toute la violence des sociétés urbaines, absorbant, par couches successives, les sédimentations d’un terrain sur lequel les glissements sont nombreux.

La folie est bien présente, mais laquelle ? Celle, latente et que l’on tolère en la qualifiant de singulière avec un certain détachement afin de la banaliser, de la rendre ordinaire ou bien celle se situant « en dehors » de la réalité ? Ancrée dans une réalité que les mots font émerger par anaphore ou anticipation. « Louise, elle est folle », mais dans quelle mesure ? Parce que la ville est le lieu de tous les possibles ? Parce qu’elle permet la transgression, l’inattendu…

Des achats compulsifs, une absorption de bières bues à la hâte, une course-poursuite parmi la foule hurlante de la ville, une agitation incessante générant une tension quasi palpable et voilà deux femmes en proie à des accusations réciproques, répétées inlassablement, exploitées avec perversion afin de bouter l’autre hors de ses limites. Mais lesquelles ? Celles imposées par le diktat d’une société qui les assignent à des faits, des comportements et des attitudes prévisibles ou bien celles circonscrites par les limites géographiques d’un urbanisme aliénant ? La réalité du propos se situe ailleurs que dans un monde bien ancré dans le présent, un présent charrié par les mots qui mettent à distance l’évidence même d’une société où l’on survit plus que l’on vit. Le langage constitue le trait d’union entre la folie incarnée par la figure de Louise et le principe même de réalité.

kaplan_christian_berthelot_2

© Christian Berthelot

Dans une scénographie très moderne et sophistiquée, version Warlikowski dans son adaptation « d’Un Tramway » donnée il y a quelques années à l’Odéon, les comédiennes sont contenues dans un intérieur à l’image de ces appartements urbains totalement impersonnels et pourtant si tendances. Des panneaux coulissants permettent des ouvertures vers l’extérieur, ou à l’inverse nous permettent de pénétrer l’intérieur de ces femmes dont le quotidien est d’une étonnante banalité. L’eau coule sur une grille d’égout servant de douche ou dans un lavabo dont le siphon est dévissé. La vie est bien présente, elle s’échappe de partout, investit le plateau, la mise en scène mais aussi la mise en images réalisée par une projection vidéo de toute beauté qui accompagne le jeu des comédiennes comme lorsque Frédérique Loliée se retrouve perdue parmi une foule apparaissant sur un écran en fond de scène et donnant l’impression d’une multitude étourdissante. Ou bien, lorsque les vaches défilent en arrière-plan pendant qu’Elise Vigier raconte l’histoire de cet ami, éleveur de vaches, qui un jour se retrouve face à son assiette constatant qu’il s’apprête à manger la cuisse de Berthe, sa vache préférée ! Sur la façade de cette « maison de poupées », plantée au milieu du plateau, des images de grands ensembles sont projetées. La cité, la polis dans toute sa splendeur avec pour paysage sonore un univers urbain facilement identifiable, accompagne le propos avec toujours plus de pertinence. Yves Bernard a réalisé une scénographie remarquable, la situant au plus proche du champ sémantique exploré par l’auteur, entre rêve et hallucination. Le tissu rouge pourpre dont Elise et Frédérique s’entourent la taille, rappelle celui des peintures du Caravage. Que d’élégance !

« Déplace le ciel »

Ces femmes-là, elles sont folles

Dans la continuité de ce diptyque proposé dans le cadre de la programmation « Itinéraire Bis » du Théâtre des quartiers d’Ivry, Elise Vigier et Frédérique Loliée s’enfoncent encore plus profond vers la folie avec cette deuxième pièce de Leslie Kaplan. Quel plaisir de retrouver ce duo de femmes qui nous avaient lâché trop tôt de leur course délirante dans « Louise elle est folle ». Femmes identiques ou plurielles, ce nouvel opus ouvre et complète une nouvelle fenêtre sur cette folie douce, excentrique et formidablement touchante.

kaplan_christian_berthelot_3

© Christian Berthelot

Accrochées aux images de la télévision, ou à celles de leurs rêves et fantasmes qui éclosent par surprises, deux femmes se parlent encore et toujours dans une joute explosive et délurée. Du départ de Léonard dont l’abandon lancera cette nouvelle course philosophique – sérieuse ou de comptoir, qu’importe après tout – qui nous mènera dans un dédale de sujets tout aussi loufoques les uns que les autres. Tout y passe, de l’amour et sa recherche de l’être aimé, l’obsession envers l’existence d’une conscience des vaches ou encore le débat de la supériorité de la langue française sur la langue anglaise. Ou peut-être serait-ce l’inverse ?

Dans la même lignée que « Louise elle est folle », Leslie Kaplan nous offre un texte d’une drôlerie stupéfiante avec en filigrane l’intelligence d’un regard sur cette folie qui obnubile tant ce trio d’artiste. Ces femmes savent ne pas sombrer dans les représentations obscures de telles problématiques pour n’en révéler que la part lumineuse, sensible et d’une poésie grinçante. Dans une scénographie plus sobre que le premier volet, elle conserve ces lignes épurées qui déstabilise l’espace à tel point que son réalisme se décompose d’un mouvement de porte vers un onirisme envoûtant.

À la suite de cet itinéraire dans la poésie de Leslie Kaplan, il ne reste qu’à saluer Elise Vigier et Frédérique Loliée pour la beauté de leur jeu, qui même dans cette énergie folle laisse entrevoir la pointe vive d’une sensibilité à fleur de peau.

 

Louise, elle est Folle & Déplace le ciel

textes de
Leslie Kaplan
éditions P.O.L
conception et jeu
Frédérique Loliée et Elise Vigier
lumières
Maryse Gautier
décors
Yves Bernard
vidéo
Romain Tanguy et Quentin Vigier
son
Teddy Degouys et Manu Léonard
costumes
Laure Mahéo
Louise, elle est folle
Laurence Revillion
Déplace le ciel
régie générale et régie plateau
Camille Faure
régie lumières
Jacques Guinet
assistante à la mise en scène
Louise, elle est folle
Bernadette Appert
collaboration à l’écriture chorégraphique
Déplace le ciel
Brigitte Seth
Roser Montlló Guberna

 

Du 12 au 17 avril

 

Théâtre des Quartiers d’Ivry

Studio Casanova

69 avenue Danielle Casanova

94200 Ivry-sur-Seine

http://www.theatre-quartiers-ivry.com/fr/la-saison/spectacles/