« MANON » L’histoire sulfureuse de Manon Lescaut

Figée dans la pierre, elle salue les spectateurs à l’entrée de l’Opéra-Comique depuis plus d’un siècle, aux côtés de sa compagne Carmen. Comme cette dernière, elle constitue l’une des figures emblématiques du genre, image de la liberté et avocate d’une idée transgressive de l’amour, icône féminine puissante bouleversant les mœurs bourgeoises. Si l’Histoire ne lui a pas offert la même célébrité universelle que Carmen, son histoire, à elle, reste néanmoins la deuxième plus contée dans les murs qui l’ont vue naître. Qui donc ? Manon Lescaut, ou plutôt « Manon » tout court, personnage éponyme de l’oeuvre créée par Jules Massenet en 1884 et inspirée d’un roman de l’abbé Prévost, publié un siècle et demi plus tôt.

Destinée au couvent car elle « aime trop les plaisirs », Manon fuit ce futur ennuyeux pour suivre ses rêves hédonistes, et se trouve au coeur d’une histoire où se mêlent amour, désir, orgueil, ascension sociale mais aussi mysticisme et quête d’absolu : qui mieux qu’Olivier Py pourrait se saisir de cette matière qui regroupe tous ses thèmes de prédilection ? La vision qu’il nous propose, si elle est surprenante vis-à-vis de l’oeuvre en elle-même, n’a plus grand-chose d’étonnant quand on connaît l’artiste : c’est dans le milieu de la prostitution, dans un monde de la nuit illuminé par les néons criards des love hôtels, qu’évolue Manon qui, de son (presque) candide dénuement en nuisette rouge, se change petit à petit en créature quasi-hollywoodienne en strass et paillettes, revendiquant son plaisir. Le parti pris est fort – et fait bien hurler quelques âmes puritaines : faire de Manon une catin, scandale ! – mais il est justifié : le milieu que choisit de dépeindre Olivier Py n’est, à bien y réfléchir, ni plus ni moins qu’un juste équivalent contemporain, assumé et sans détour, de ce que figurait plus légèrement l’oeuvre à son époque. Sa mise en scène nous parle incontestablement d’aujourd’hui, tout en faisant honneur aux mots d’autrefois, sans jamais les trahir : c’est une prouesse, compte tenu de la radicalité du propos soutenu. Ici, l’atmosphère est sensuelle, sulfureuse, et «l’amour » n’est que le nom poétique qu’on donne à un désir devenu plus fort que lui-même, jusqu’à en devenir irrépressible.

La scénographie – formidablement ingénieuse – est à l’image de ce monde à la fois sombre et clinquant, où des lumières vives au-dehors cachent les silhouettes alanguies derrière les fenêtres des chambres à coucher, où l’on s’épie au détour des ruelles mal éclairées, où l’on perd la notion du temps, étourdi par la fièvre des jeux d’argent, où tout se gagne et tout se perd en une seconde. En effet, derrière les façades d’immeubles qui constituent la première image du spectacle se cachent bien des surprises : ici des chambres, là, des escaliers donnant sur la rue, des gradins d’opéra, une scène de spectacle… Et, dans le lointain, derrière la noirceur glauque de cet univers, une chambre sur une île paradisiaque, le refuge et le rêve amoureux de Manon… Glissant sur des rails, ces différents bâtiments entiers constituent un véritable « décor à tiroirs » façon livre pop-up qui permet de multiplier les lieux avec esthétisme et efficacité, insufflant au spectacle un rythme particulier bercé de moments de suspension un peu contemplatifs, non sans une certaine poésie. Pierre-André Weitz a fait là du grand art, et pour être honnête, s’il n’y avait que cela, il y aurait déjà un spectacle.

Manon 4
Manon 2
Manon 5
Manon 8

© Stefan Brillon – Opéra Comique

Mais, bien sûr, ce n’est pas tout ! Patricia Petibon incarne (le mot parle de lui-même) une Manon incandescente, riche en nuances et en mystère ; tantôt innocente, tantôt espiègle, fière ou blessée, jamais vulgaire, elle semble se métamorphoser au fil des actes et ne cesse de gagner en présence. Dans le chant comme dans le parler, son phrasé est fluide, à la fois puissant et délicat, ciselé comme de la dentelle. Bien qu’elle irradie la scène, les autres rôles ne se laissent pas écraser et font également preuve d’une présence saisissante, malgré un jeu théâtral souvent plus convenu – mais un engagement tout à fait comparable. Parmi eux, Jean-Sébastien Bou ressort par l’incroyable projection de sa voix, diction impeccable et chant sonore, campant un Lescaut massif, profondément antipathique. Frédéric Antoun compose un Chevalier des Grieux sensible et émouvant, mais qui pourrait encore s’enrichir de plus de nuances pour approfondir le personnage.

Laurent Alvaro se révèle particulièrement bon acteur en Comte des Grieux, sévère en apparence mais tendre au coeur, à l’image de sa voix forte au timbre chaleureux, et chacune de ses apparitions marque un instant de suspension du temps dans le spectacle. En bref : la distribution est de qualité homogène, mais chaque interprète conserve, en tout point, beaucoup de personnalité, et c’est chose appréciable, car pour faire vivre la lecture risquée d’Olivier Py, il faut saisir chaque rôle à bras le corps et lui donner la couleur qui convient à l’originalité de la situation.

L’orchestre des Musiciens du Louvre, dirigé par Marc Minkowski, semble avoir pris la même direction théâtrale, qui donne cette perpétuelle sensation de force… au risque de couvrir un peu (trop ?) les voix. Mais, là encore, l’émotion reste omniprésente, et l’on se laisse envelopper par cette musique dramatique et vivante.

Assurément, cette Manon-là continuera de faire débat par sa radicalité, et cette mise en scène ne s’inscrit pas dans la programmation habituelle, très « family-friendly », de l’Opéra-Comique : âmes sensibles et enfants, s’abstenir ! Mais elle offre une lecture intéressante de l’oeuvre, car sous son air provocateur se cachent de nombreuses trouvailles dramaturgiques, servies par une scénographie impressionnante et une distribution explosive. Pour apprécier ce spectacle, il faut savoir où l’on met les pieds quand on s’y rend… mais il vaut le détour !

Manon 6

© Stefan Brillon – Opéra Comique

Informations pratiques

Auteur(s)
Jules Massenet sur un livret d’Henri Meilhac et Philippe Gille
d’après le roman de l’abbé Prévost

Mise en scène
Olivier Py
Direction musicale
Marc Minkowski

Avec
Patricia Petibon, Frédéric Antoun, Jean-Sébastien Bou, Damien Bigourdan, Philippe Estèphe, Laurent Alvaro, Olivia Doray, Adèle Charvet, Marion Lebègue, Antoine Foulon, Pierre Guillou et Loïc Cassin en alternance avec David Ortega et Simon Solas, Ivo Bauchiero, Charlotte Dambach, Ivanka Moizan, Claire-Marie Ricarte, Laurine Ristroph, Laura Ruiz Tamayo, François Vincent, Jorys Zegarac, Choeur de l’Opéra National de Bordeaux, Orchestre des Musiciens du Louvre, de l’Académie des Musiciens du Louvre en partenariat avec le Jeune Orchestre de l’Abbaye (Saintes)

Scénographie, décors et costumes Pierre-André Weitz
Lumières Bertrand Killy
Chorégraphie et assistanat à la mise en scène pour la reprise Daniel Izzo
Assistant musicale Marc Leroy-Calatayud
Assistante costumes Nathalie Bègue
Assistant scénographie Mathieu Crescence
Cheffe de chant Marine Thoreau La Salle
Chef de chœur Salvatore Caputo

Dates
Du 7 au 21 mai 2019

Durée
3h20

Adresse
Opéra-Comique
1, Place Boieldieu
75002 Paris

Informations complémentaires
www.opera-comique.com