Article de Emmanuelle Zot
Strindberg sud-africain
Yaël Faber transpose la tragédie naturaliste d’August Strindberg dans l’Afrique du Sud d’aujourd’hui, 20 ans après la fin de l’apartheid. Amener chaque personnage au maximum de ce qu’il peut endurer : voilà un des objectifs de cette mise en scène d’une force étonnante, un huis clos où les trois personnages, seuls dans une cuisine à l’atmosphère étouffante, vont tous au bout de leur rôle social et de leurs passions.
© Nikos Vourliotis
Au plateau, l’espace scénique est délimité par un liseré de sable rectangulaire, créant les conditions de l’enfermement. Une table en formica, quelques chaises, des bottes que John lustre et nettoie, des seaux, un fourneau : telle est la cuisine de la ferme de Mies Julie. En continu, la partition musicale jouée à deux voix par un saxophoniste et une chanteuse africaine proposant chants et psalmodies, transpose l’ambiance dans un ailleurs fait de poussière, de cris, perdu au cœur de l’immensité, de nulle part.
La présence rassurante et maternelle de Christine, dont Yaël Faber a fait la mère de John, démarre le spectacle par une note drôle et tendre. Mais rapidement, la confrontation entre John et Mies Julie, la fille du prioritaire de la ferme, se fait de plus en plus intense.
Là où Yaël Faber excelle dans cette adaptation, c’est dans le rapport de force organique, sexuel, sensuel, mais aussi éminemment psychologique et social, qui se tisse entre ces deux protagonistes. Hilda Cronjé et Bongile Mantsai incarnent avec un immense talent et une vérité poignante la violence de la société sud-africaine, ses manques, ses frustrations, ses désirs profonds d’égalité, de combat pour ses acquis.
© Nikos Vourliotis
Jusqu’au-boutistes, les partis pris scéniques peuvent mettre mal à l’aise le spectateur, l’oppresser, l’intégrant à part entière à l’insoluble enfermement des protagonistes. On confine parfois aux limites du supportable : sang, sexe, crachats, violence sont montrés très crûment, mais c’est bien cela qui apporte à cette œuvre sa véritable universalité. Loin de l’Afrique, ce sont deux êtres de chair qui luttent pour leur survie.
Transposer la pièce de Strindberg en Afrique du Sud était un pari risqué, Yael Faber l’a réussi, donnant à l’œuvre une grande puissance, qui questionne véritablement sur les lendemains.
« Mies Julie »
d’après Mademoiselle Julie d’August Strindberg
Spectacle en anglais surtitré en français
Adaptation et mise en scène Yaël Faber
Avec Hilda Cronjé, Bongile Mantsai et Zoleka Helesi
Composition musicale Daniel et Matthew Pencer
Interprétation musicale Tandiwe Nofirst Lungisa
Scénographie et éclairage Patrick Curtis
Costumes Birrie le Roux
Du 5 au 16 avril 2016
Théâtre des Bouffes du Nord
37 (bis), boulevard de la Chapelle
75010 Paris