Unique personnage féminin de La Tempête de Shakespeare, Miranda fait figure d’enfant sage et docile à laquelle l’auteur n’a pas donné grand caractère. Exilée sur une île avec son père, Prospero, duc déchu de Milan, elle s’éprend de Ferdinand, fils du roi de Naples, le « troisième homme qu’elle ait jamais vu ». Mais cette rencontre même était préméditée par son père, qui la donne en mariage après avoir fait subir à l’amant une série d’épreuves.
Dans ce semi-opéra construit essentiellement à partir d’oeuvres de Purcell, Katie Mitchell entend rendre sa voix et sa place d’individu à celle qui a été l’objet des hommes. Treize ans après les faits, mais néanmoins dans notre XXIe siècle, Miranda se fait passer pour morte, noyée. C’est dans une église de béton gris brut, le jour de son enterrement, qu’elle revient conter sa propre histoire – celle d’une enfant « exilée, violée, et mariée trop jeune ».
Le synopsis a de quoi séduire : composer une œuvre moderne à partir d’un matériau artistique du XVIIe siècle, ré-affirmer la place de cet héritage aujourd’hui, tout en le questionnant selon nos préoccupations actuelles, rendre justice à un personnage effacé… Mais, si les morceaux se succèdent avec une grande fluidité sur un livret tissé sans accroc, avec un irréprochable respect de la prosodie et une langue qui s’intègre très bien aux pièces d’origine, l’ensemble peine à décoller. Peut-être est-ce également un effet de soir de première, mais tout paraît lisse… trop lisse. On attendait une seconde tempête ; c’est le calme endeuillé de l’enterrement qui domine durant les trois premières scènes. Certes, quelques événements viennent déranger la cérémonie, et l’on sent bien leur potentiel étrange et troublant, cependant rien ne fait sursauter ou frissonner, rien ne choque, rien ne saisit… Même dans l’église, les personnages ne semblent presque pas s’interroger sur l’arrivée soudaine d’une mariée masquée. Il y a pourtant largement de quoi créer des effets frappants ! Il aurait suffi de très peu, en réalité – des lumières un peu plus consistantes, plus changeantes, par exemple – pour que cela fonctionne parfaitement.
© Pierre Grosbois
De plus, le cœur du spectacle, à savoir le récit de Miranda, laisse lui aussi une certaine amertume : pourquoi faire si court ? C’est un moment longuement attendu, vers lequel toute la dramaturgie converge, et qui passe en un éclair. Chose frustrante, pour une œuvre qui prétendait rendre sa voix à la jeune femme : on ne l’entend finalement presque pas évoquer son histoire. Les mots justes, précis, intimes ne sont jamais vraiment prononcés. Toutefois, l’utilisation du masque, hommage vibrant à ce genre très développé du temps de Shakespeare, insuffle une énergie nouvelle à la représentation et offre enfin les images marquantes que nous attendions. Mais en laissant le soin à d’autres de représenter son expérience, Miranda semble s’enfermer elle-même dans le mutisme que son entreprise voulait détruire. Ne restent que l’expression violente de la haine et du ressentiment bruts. C’est dommage…
Malgré cela, la soirée reste fort agréable, car Raphaël Pichon dirige son ensemble avec une finesse remarquable. A chaque instant, les instruments pleurent dans la fosse, et l’on se laisse emporter par leurs sonorités magnifiques. Les chanteurs ne sont pas en reste, même si leur tâche n’est pas facilitée par les circonstances : certains portent des masques qui étouffent leurs voix ; Henry Waddington, souffrant, n’est présent au plateau que pour mimer son rôle, remplacé au chant par Alain Buet qui a pris connaissance de la partition le jour même… Cependant, tous s’en sortent à merveille. Kate Lindsey est très belle dans le rôle de cette Miranda brisée et avide de revanche ; sa voix, pleine d’émotion dans le chant, de force dans la parole, secoue à chacune de ses apparitions. Marc Mauillon s’illustre également dans son rôle pourtant monotone de prêtre, car la qualité de sa diction et la douceur de son timbre, reconnaissables entre tous, ne fléchissent jamais. Mais par dessus-tout, l’étoile de ce spectacle se trouve en la personne de Katherine Watson, présence brillante d’Anna, épouse contrariée et négligée de Prospero. Son interprétation fulgurante et terriblement douloureuse de « The Plaint » est incontestablement l’instant de grâce de la représentation, celui qui apporte enfin la tension, la puissance, l’émotion que l’on attendait depuis le début et en lesquels ont commençait à ne plus croire. C’est ici que l’on touche au sublime. Il semble d’ailleurs que son engagement soit contagieux, car après cette performance, le reste de la distribution, comme frappé lui aussi par la grâce, a terminé le spectacle avec bien plus de fougue qu’auparavant. Si une telle énergie avait été déployée plus tôt pour réaliser la montée en intensité qui n’a pas eu lieu, toutes les déceptions liées à la mise en scène se seraient évanouies. Peut-être la prochaine fois ?
Face à cette création, on ne peut s’empêcher d’éprouver une certaine frustration. Malgré l’originalité prometteuse du propos et son indéniable qualité musicale, quelque chose reste en suspens ; il manque de la vie, de l’immédiateté sur scène. Ce soir-là, l’étincelle n’a pris feu que trop tard. On passe un bon moment, mais qui n’est pas à la hauteur des œuvres exceptionnelles que l’Opéra-Comique a proposées depuis sa réouverture. Espérons que la flamme grandisse au fil des représentations – c’est très probable…
Informations pratiques
Auteur(s)
D’après Henry Purcell
inspiré de La Tempête de William Shakespeare
Librettiste – Cordelia Lynn
Mise en scène
Katie Mitchell
Direction musicale – Raphaël Pichon
Avec
Kate Lindsey, Henry Waddington, Katherine Watson, Allan Clayton, Marc Mauillon, Aksel Rykkvin / Marius Valero Molinard.
Choeur et orchestre Pygmalion
Dates
Du 25 septembre au 5 octobre 2017
Durée
1h30
Adresse
L’Opéra-Comique – Salle Favart
1 Place Boieldieu
75002 Paris