Un Article de Paula Gomes.
Fenêtre sur le monde
Devant une structure blanche imposante aux vitres opaques se tiennent deux hommes en costumes gris. Lette, brillant ingénieur d’une multinationale doit présenter à un congrès sa nouvelle invention, un connecteur pour courant fort. Son chef, Scheffler préfère envoyer à sa place son jeune assistant et finit par lui avouer qu’avec sa tête, il rebuterait les clients. Mais pourquoi personne ne lui a jamais rien dit ? Abasourdi, Lette insistant obtient de sa femme la confirmation de son incroyable laideur, mais Fanny prétend l’aimer malgré tout. Afin de sauver sa carrière et son couple, il recourt sans hésitation à la chirurgie esthétique.
Le Beau irrésistible, Lette est maintenant adulé de tous et attire de riches investisseurs lors de ses apparitions. L’opération est-elle un succès pour tous ? Le chirurgien, fasciné par son œuvre en fait des copies parfaites. Celui qui est devenu l’unique objet du désir perd de sa valeur à mesure que les sosies augmentent, même sa femme ne le reconnaît plus ! Sculptés, gainés, les corps se conforment aveuglément jusqu’à se fondre dans la masse. Le spectateur est dupé par ce « jeu de masques sans masques » : visage inchangé moche/beau ou double, les comédiens passent d’un rôle à l’autre sans différenciation notable. Un enchaînement de situations absurdes et drôles, de manipulations en tout genre, le parcours d’un homme ordinaire dans une société de consommation, régie par les diktats de la beauté et du pouvoir. Cette pièce grinçante laisse entrevoir une possible perte d’identité et de valeurs, à chacun de modifier son regard sur les autres et sur lui-même.
© De Facto
Nathalie Sandoz traite d’un monde moderne attaché aux apparences. La mise en scène expose sous une lumière scialytique, le corps objet de toute l’attention et au centre de la dramaturgie. Performances omniprésentes : travail, sexe, sport. Guillaume Marquet est attachant dans ce personnage qui passe de l’ombre à la lumière avec une certaine naïveté, croquant à pleine dent le fruit défendu. Métamorphosé, l’homme-objet sans émotion n’est plus productif, son désir s’essouffle. Sa destinée fatale le pousse à regretter son passé de Moche. La structure modulable dessine les multiples lieux : derrière les panneaux opaques, l’intimité de la chambre ou de la salle d’opération. Mais lorsque le Beau Lette surgit, le voyeurisme s’accentue et son éclat accapare la surface : podiums, corps dénudés, bains de foule. La femme, l’assistante médicale et la vieille dame riche voient différemment le même homme et sont interprétées adroitement par la comédienne Nathalie Jeannet. L’envahissement de l’espace, les personnages interchangeables et le rythme soutenu sans rupture dans l’enchaînement des scènes sont à l’image du consumérisme ambiant.
Marius von Mayenburg dresse une satire sociale dans laquelle l’individu en quête de richesse et de gloire, devient malgré lui un pur produit de consommation. Il plonge dans un monde de tromperies et de perversions où le seul but est d’assouvir ses désirs. Une réussite éphémère et illusoire que l’auteur allemand porte à la dérision avec des moments graves ou grotesques. Refusant le conformisme, il invite à exploiter son potentiel et ses différences, préserver sa liberté et établir des relations vraies. La proposition de la Cie De Facto est intéressante, la beauté subjective, chacun peut facilement s’identifier puisque la magie s’opère dans l’œil du spectateur.
© De Facto
Le Moche
Texte de Marius von Mayenburg
Traduction Hélène Mauler et René Zahnd
Mise en scène Nathalie Sandoz
Avec
Guillaume Marquet Lette
Nathalie Jeannet Fanny, la femme de Lette, une vieille dame riche et une assistante médicale
Gilles Tschudi Scheffler, chef de Lette et un chirurgien
Raphaël Tschudi Karlmann, assistant de Lette, fils de la vieille dame riche
Scénographie Neda Loncarevic
Lumières et vidéo Philippe Maeder
Univers sonore Cédric Liardet
Costumes Diane Grosset
Maquillages Nathalie Mouschnino
Médiation Carine Baillod
Régie technique Julien Dick
Du 4 au 29 Janvier 2016
Les lundis, mercredis et vendredi 20h30, les jeudis et samedis à 19h, les dimanches à 17h
Durée 1h15
Théâtre de L’Atalante
10, place Charles Dullin
75018 Paris
http://www.theatre-latalante.com/