« NOTRE INNOCENCE » 

Actuellement au théâtre de la Colline, Wajdi Mouawad et 18 comédien-ne-s âgé-e-s de 23 à 30 ans nous invitent, à travers de multiples imbrications et strates émotionnelles, à nous interroger sur notre rapport à la jeunesse, au sens de l’existence et de la mort, aux vertus du deuil, et surtout comme l’indique le titre sur Notre innocence, pièce complémentaire de Victoires, montée en 2016.

Victoire est le prénom de celle qui, à 24 ans, membre d’une troupe de théâtre qui est aussi un groupe d’ami-e-s, fait le choix d’en finir avec sa vie. Victoire était comédienne, brillante, séduisante, mère d’une petite Alabama âgée de neuf ans, et une nuit elle se défénestre. Ainsi à l’annonce de sa mort, de son geste, une multitude de questions se posent pour ses ami-e-s : pourquoi ? S’agit-il véritablement d’un suicide ? Qui est responsable ? Que dire à Alabama ? Que faire pour elle ? Et qu’est-ce que ça nous fait, à nous qui restons, de perdre un-e proche ?

L’ami de Wajdi, Victoire, Camille et les autres

C’est d’abord un seul personnage, celui de Hayet, qui arrive sur scène et s’adresse directement au public, se lançant dans la présentation de genèse de la pièce : elle nous raconte comment elle a été contactée pour travailler avec Mouawad, et pourquoi elle a accepté. Nous dévoile que Victoire, c’est aussi un avatar. Celui d’un ami de « Wajdi », nommé tel un personnage, qui s’est suicidé tandis qu’ils étaient au Conservatoire, et que cette pièce à laquelle nous assistons, d’abord nommée Victoires, est une tentative de réparation pour Wajdi, un deuil élargi auquel ont pris part ses étudiant-e-s. Et comme si une mise en abîme appelait le gouffre de la malédiction, Hayet nous apprend que Camille, membre de la troupe de 2016, se serait elle aussi donné la mort durant les répétitions de Victoires.

Vous l’avez compris, on ne sait plus très bien ce qui tient du réel et de la fiction, avec cette vraie-fausse Hayet qui nous raconte son histoire, celle de Wajdi, celle de Camille… Camille a-t-elle vraiment existé ou est-elle à son tour un nouvel avatar pour des comédiennes de la troupe de 2016 décédées depuis ? Existe-t-il une malédiction autour de Notre Innocence qui traquerait Wajdi Mouawad ?

Et puis, une fois son monologue terminé, alors que l’on s’attend à découvrir au fur et à mesure ce groupe d’ami-e-s meutri-e-s par la mort de Victoire, la troupe arrive en bloc, nous fait face, et forme un choeur qui pendant près de vingt minutes, ou peut-être même trente, l’appréciation du temps devient assez vague, nous déverse quasiment sans interruption une logorrhée de la jeunesse perdue de ce XXIème siècle. L’effet visuel est bluffant, saisissant : on ne peut se détacher de ces bouches qui semblent indépendantes du reste du corps, du reste de la Viande comme s’intitule ce tableau. Elans poétiques, slogans publicitaires et politiques, poncifs déclarés par nos aîné-e-s se retrouvent mélangés jusqu’à perdre tout sens. Nous étions pétri-e-s d’idéaux, mais nous voilà résumé-e-s à des sacs de viande cherchant avant toute chose à consolider leur confort, une maison, une voiture, un chien, du Nutella, la viande s’en contente.

Mais le sang ?

Répète le Choeur. Le sang de Victoire au bas de son immeuble jadis habité par un mineur polonais et avant lui par un boucher bien français et bien raciste dont le fantôme a, peut-être, va savoir, incité Victoire à sauter… En parallèle, la critique de la société de consommation, qui à force d’être rebattue risque de perdre en force et en intérêt, gagne en épaisseur grâce au dispositif visuel évoqué. L’effet de répétition est un autre mécanisme efficace dans cette partie de la pièce, avec par exemple aux questions telles que « mais qu’est-ce que tu vas faire de ta vie ? », « pourquoi tu n’as pas de travail ? », « pourquoi n’es-tu pas marié-e ? », un « Je ne sais pas » répété un nombre incalculable de fois, faisant perdre tout sens à cette phrase, mais surtout à ces questions. On se réjouit par ailleurs de la dimension spirituelle apportée par ce fil tissé entre les habitant-e-s successif-ve-s d’un même appartement, conférant toute son importance au pouvoir que peut revêtir un lieu, dès lors qu’on l’occupe autrement que dans une logque de consommation. Lieu liant, habité par des fantômes qui peuvent être dangereux, mais également bienveillant-e-s…

« Quelque chose refuse de se taire », l’une des dernières déclamations de ce choeur, avant de passer au tableau intitulé Chair.

Celui-ci, par contraste, est dépourvu de paroles : Un-e à un-e les comédien-ne-s quittent le mur sur lequel elles et ils étaient adossé-e-s au fond de la scène, et entament une chorégraphie individuelle sur fond de techno. Et puis progressivement, le mur du fond avance, obligeant les danseur-euse-s à se rapprocher du bord, jusqu’à n’avoir comme issue que le saut. Comme Victoire.

C’est donc seulement au cours du troisième tableau que l’on aborde clairement l’effet de la mort de Victoire sur ses proches, et que nous faisons leur connaissance. D’aucuns sont bouleversé-e-s, d’autres feignent l’indifférence ; certain-e-s se sentent outrageusement coupables, d’autres tentent de se dédouaner du mieux qu’ils et elles le peuvent. Enfin l’un des personnages somme-t-il les autres de faire face à leurs responsabilités. Aucun-e ne l’a tuée de ses propres mains, mais ne l’ont-iels pas conduite sur cette voie avec leur comportement ? Cela fait écho au premier tableau, où la génération précédente est sommée de prendre en charge ses responsabilités par rapport au monde qu’elle nous laisse, et où nous mêmes sommes appelé-e-s à réfléchir à ce qu’on laisse à celles et ceux qui nous succèderont, en considérant que ne rien faire, c’est déjà faire quelque chose.

Intime et politique se mêlent, comme souvent chez Mouawad. Cette pièce cathartique pour l’auteur pose cependant des questions assez « universelles », en tout cas fondamentales, pour que l’on se sente tou-te-s concerné-e-s et bouleversé-e-s.

On ne sait se décider entre ce qui tient du témoignage et ce qui serait purement fictif, mais là n’est pas l’important. Cette tension est tout entière contenue dans le personnage d’Alabama, dont les protagonistes finissent par douter de l’existence, jusqu’à ce que l’un d’eux fasse remarquer que, qu’elle existe ou non, ce qui compte, c’est qu’ils croient en elle. Qu’elle constitue une raison de vivre, une raison de dépasser notre condition de viandes. Qu’elle incarne réellement un sens à la vie. Celui qui nous fait tenir malgré les disparitions.

 

Informations pratiques

Auteur(s)
Wajdi Mouawad

Mise en scène
Wajdi Mouawad

Avec
Emmanuel Besnault, Maxence Bod, Mohamed Bouadla, Sarah Brannens, Théodora Breux, Hayet Darwich, Lucie Digout, Jade Fortineau, Julie Julien, Maxime Le Gac‑Olanié, Hatice Özer, Lisa Perrio, Simon Rembado, Charles Segard‑Noirclère, Paul Toucang, Étienne Lou, Mounia Zahzam, Yuriy Zavalnyouk, et , Inès Combier, Aimée Mouawad, Céleste Segard (en alternance)

Dates
Du 14 mars au 11 avril 2018

Durée
2h10

Adresse
La Colline – Théâtre National
15 rue Malte Brun
75020 Paris

Informations et dates de tournée
http://www.colline.fr